Arrête tout. Je t’en prie. Tu pensais que ça n’arrive qu’aux autres. Tu n’as pas vu venir l’évènement. Arrête tout. S’il te plaît. Tu roulais sur ta bande de circulation. Sur ta Vespa. Arrête tout. La voiture est venue à contre sens. Dans ta ville. Tu t’es demandé ce qu’elle faisait là. Juron. Si vite. L’éviter. Impossible. Le choc. Des cris dans ton dos. Et ce noir. Ce noir dont on t’avait tant parlé mais que tu n’avais jamais vécu. Arrête tout. Et puis toi, hagard, sur un trottoir. Ta Vespa couchée sur le côté. Ton cheval mort. Cette partie de toi morte. Arrête tout. La course. La vie. Le tourbillon. La toupie. Arrête tout.
Tu as mal. Tu te souviens que tu as un corps. Tu avais oublié que tu avais un corps. Tu négligeais que tu avais un corps. Arrête tout. Tu es obligé maintenant. Arrête tout.
Tu appelles ton premier cercle. Tu préviens. Tu annonces. Ton premier cercle te recueille. Tu arrêtes ton métier. Tu arrêtes les procédures en cours. Tu te mets loin de celles et ceux qui assombrissent ton existence. Tu évoques celles et ceux qui, autour de toi, ne respectent pas les règles de la vie, la bienveillance. Tout à coup, ces gens et ces choses se drapent d’un voile étrangement dérisoire. Tu honores les factures à payer. Tu construis une trêve autour de toi. Tu construis une muraille. Et puis tu craques. Arrête tout.
Arrive le second cercle. Avec lui, tous les rendez-vous que tu aurais dû soigner ces derniers mois. Arrête tout. Regarde. Observe. Interroge. Des gens t’aiment. Tu ne savais pas que l’on t’aime à
ce point. Tu pleures. Tu ne savais pas que tu es précieux à ce point. Tu marchais à côté de la vie. Tu observes ton chef. Tu observes ton entreprise. Tu observes tes employés. Tu observes ton
business. Tu observes tes collègues. Tu observes ton conjoint. Tu observes le silence. Arrête tout.
Tu penses aux chemins de Saint Jacques de Compostelle. Tu te dis que tu l’arpenterais bien, maintenant, ce chemin, à la recherche de toi-même. Tu penses aux promenades que tu n’as pas accomplies ces dernières années, leur préférant l’ordinateur, les courriers, les combats, les veilles de promotions. Arrête tout. La planète est à bout de souffle. Toi aussi. Tu suffoques sous les courriels, les sms, les WathsApp, les Messenger, les Instagram, les courriers. Arrête tout. Tu suffoques.
Une voiture a barré la trajectoire de ton étoile filante, ta Vespa. Cette voiture, c’est ton miroir. Ce mur, c’est ta vitesse folle, incontrôlée, sans permis. Arrête tout. Tout.
Oh, le bruit du ruisseau. Oh, le chant de l’oiseau. Oh, le rayon du Soleil. Oh, le silence de la Lune. Écoute. Médite. Aime. Tu regardes quelques nuages glisser dans le ciel. Oh, tu aimerais tant
faire rouler les dés pour qu’ils te disent le sens à donner à cet accident. Tu voudrais tant faire parler l’Invisible. Tu as oublié comment faire parler l’Invisible. Le Ciel ne te raconte plus
rien. Tu ne sais plus qu’il y a des cycles à la Lune. Tu ne sais plus qu’il y a un mouvement au Soleil. Tu ne sais plus qu’il y a des Solstices.
Tu entends le mot « Analemme ». Tu ne sais pas ce que signifie ce mot. On ne te l’a jamais appris. Ce mot s’est perdu sur le chemin de l’humanité. Ce mot a dû tomber de la poche des hommes et des femmes bien trop occupés aux choses modernes. L’Analemme ne fait plus partie des préoccupations humaines. C’est dire tout ce que tu as perdu. Alors. Arrête. Arrête tout. Je t’en prie. Tu as perdu le contact avec le Cosmos, avec l’Invisible en dehors de toi. Tu as perdu le contact avec l’Invisible en toi.
L’Analemme est le symbole de l’infini tracé dans le ciel par les différentes positions du Soleil relevées à une même heure et depuis un même lieu. L’Analemme, c’est le chemin du Soleil dans notre
Ciel au cours d’une année calendaire. Tu peux voir se dessiner l’Analemme sur le sol. Plante un bâton de bois dans la terre. Marque, chaque jour, à la même heure, durant une année, l’endroit
correspondant au sommet de l’ombre du Soleil sur ce bâton. Au sol, le tracé de ces marques dessinera un 8. L’infini. L’Analemme du Soleil dessiné sur le sol te permettra de visualiser, aux deux
extrémités du 8, le Solstice d’été et le Solstice d’hiver. Soit, la position la plus haute du Soleil dans le Ciel. Soit la position la plus basse du Soleil dans le Ciel.
Arrête tout. Plante un bâton de bois dans la terre. Le Cosmos te dit que tout est affaire de cycle. Tu l’as oublié. L’existence n’est pas une ligne droite. Elle se fracasse, l’existence, lorsqu’elle est une ligne droite. Arrête tout. L’existence a la forme de la lemniscate, le symbole de l’infini. Tout est affaire de cycle.
Arrête tout. Tu interroges ton métier. Tu interroges ton entreprise. Tu interroges tes crédits. Tu interroges tes abonnements. Tu interroges ta garde-robe. Tu interroges tes croyances. Tu interroges tes Amours. Tu interroges tes Amis. Tu interroges les émissions que tu regardes à la télévision. Tu interroges tes écrans. Tu interroges cette voiture noire venue barrer ton existence, l’accident, ta vie arrêtée, stoppée, encastrée dans le labyrinthe de ton Destin.
Tu cherchais à lire l’Invisible. Tu cherchais à lire l’Invisible dans la parole des plantes, dans le bruit des feuilles, dans les yeux de l’amoureux, dans les yeux de l’amoureuse, dans l’amour du
pouvoir, dans la chasse aux richesses.
Arrête tout. Interroge ta chute dans le métro. Interroge tes doigts coincés dans le tiroir de la commode. Interroge la soupe bouillante déversée sur ta main. Interroge la brûlure du plat de
gratin sur ton poignet. Interroge l’entaille du couteau dans la pulpe de ton doigt. Interroge la fine incision de la lame de ton rasoir sur ton menton.
Tu enchainais dix rendez-vous sur une journée. Tu enchainais trente patients. Tu enchaînais cinquante clients. Tu enchaînais cent courriels. Aujourd’hui, l’unique épreuve de ta prochaine semaine, c’est de te rendre en voiture chez ton médecin.
Tu donnais de toi, de ta personne. Tu étais la planète, le sol, l’arbre, le tronc, la branche, le bourgeon, la fleur et la graine. Sans faillir, jamais. Sans faillir ni d’un mot ni d’un geste. Interroge le verre qui se casse entre tes mains, dans l’eau tiède de la vaisselle, et te coupe. Interroge l’assiette qui s’échappe d’entre tes doigts et toi, à quatre pattes, qui ramasses les morceaux.
Tout est affaire de cycle. L’Analemme du Soleil le dit. Chaque jour. Nous avons oublié de regarder l’Analemme du Soleil. Nous sommes tantôt au plus haut de notre Ciel et tantôt au plus bas de notre Ciel. Nous aussi, nous avons nos Solstices. Nous aussi, nous, les hommes et les femmes, nous avons nos jours courts et nos jours longs.
Arrête tout. Tu pensais que ça n’arrive qu’aux autres. Tu n’as pas vu venir l’évènement. Arrête tout. Tu roulais sur ta bande de circulation. La voiture est venue à contre sens. Dans ta ville. Tu t’es demandé ce qu’elle faisait là. Juron. L’éviter. Impossible. Le choc. Des cris dans ton dos. Et ce noir.
Tandis que l’Analemme du Soleil dessinait la Sagesse.
La loi du Cosmos.
Sans un bruit.
Dans le Ciel.
Plante un bâton de bois dans la terre.
Arrête tout.
Benoît Coppée
Magazine Être Plus Juin 2021
J’habite une ville où, dans les magasins, on ne se parle pas. On se croise, fantômes, dans les allées étroites. On se bouscule. On pousse, de son Caddie, les Caddies des uns et des autres. C’est le code. Quand une caisse s’ouvre, on se précipite à trois ou quatre. Passer devant l’autre. En regardant par terre. Le monde autour n’existe pas. On aurait trop peur de se brûler les pupilles en croisant d’autres yeux. Ne regarder personne. Ça aide. Foncer vers la caisse qui s’ouvre. C’est devenu une valeur. Tant pis pour l’autre s’il est lent et qu’il reste planté dans sa file numéro 3. Ce n’est pas un lion. Ce n’est pas une lionne.
Je sors du magasin. Je dirige mon Caddie vers son parc pour récupérer, clic, ma précieuse pièce de cinquante cents. Une femme s’approche de moi et m’arrête dans mon mouvement. Elle porte un masque. Je ne vois d’elle que ses yeux. Bleus. Elle n’est pas très grande. La femme me tend une pièce de cinquante cents. Voici, Monsieur… Puis-je prendre votre Caddie ? Il y a dans sa voix, une bienveillance. Il y a dans ses yeux, une bienveillance. Il y a dans ses mains, une bienveillance. La bienveillance. L’Âme d’or.
Ma ville. Sans Soleil. Sans Lune. Sans Étoiles. Sans Cosmos. Je viens de vivre un moment de bienveillance. Et j’en suis bouleversé. Ma ville. Sans Eau. Sans Terre. Sans Air. Sans Feu. La bienveillance, cette petite chose perdue qui roule sur elle-même comme une cannette de bière dans la rigole de nos rues. La bienveillance. L’Âme d’or.
C’était il y a quelques années. Au Maroc. Dans les montagnes du Haut Atlas. Après des heures de pistes, de déserts, de caillasse et de paysages grandioses. Au pays des Amazighs. A mille milles de toute terre habitée comme l’écrit Saint-Exupéry dans Le Petit Prince. Au pays des Amazighs, là où des jeunes femmes nomades accouchent dans des grottes, abris concaves de la roche. Là où les belles-mères marchent pendant des jours, à côté de l’âne chargé de casseroles et de couvertures, pour venir aider leur belle-fille et voir l’enfant crier. Préparer le thé. Chercher l’eau au puits. Nettoyer les tapis où dorment les plus grands. Alimenter le feu. Caresser le front de la jeune mère fatiguée.
J’étais là. Au bout de la piste. Du sable plein la voiture, mes oreilles et mes vêtements. Dans les montagnes. Invité. Dans un village dont je tairai le nom. J’étais attendu. Depuis des mois. Mohammed faisait le guet. A l’entrée du village. A l’endroit du marché. Quelques échoppes vides. De la terre foulée et refoulée par les pas des femmes, des hommes, des chameaux, des chèvres et des moutons. Mohammed était là. Sentinelle. Il n’a pas attendu que je sois descendu de la voiture pour passer ses mains sur mes épaules. Oh, mon ami. Et puis, tout s’est passé très vite. Mohammed a ouvert le mouvement de ma voiture. Entre les enfants du village. Entre les hommes. Entre les femmes. Je suis arrivé devant la maison de Lhou et sa famille. A mille milles de toute terre habitée. La bienveillance. L’Âme d’or.
Lhou m’a pris dans ses bras. Oh, mon Ami. Le ciel était bleu. Les montagnes roses. La vallée verdoyante. Au loin, les potagers. Les maisons en pisé. Se faufiler entre les dards du soleil. Chercher la fraîcheur. La terre, la poussière, les odeurs de bergerie. Au-dessus du porche de la maison, le Yaz, l’Homme libre, symbole de la culture Amazigh. L’Homme libre. J’entre dans un patio. Il fait frais. Lhou me prie de m’asseoir. Je m’assieds sur un tapis rouge et orange. Autour d’une table octogonale protégée d’un plastique transparent. Lhou dépose devant moi une bassine en fer. C’est le rituel du lavage des mains. Il verse, dans mes paumes, de l’eau merveilleuse. De l’or. J’essuie mes mains au tissu que l’on me tend. Surgissent alors le thé, les biscuits et les fruits. Une famille se présente à moi. Je me présente à toute une famille. Il y a la maman. Il y a le papa. Il y a le frère. Il y a la femme du frère. Il y a les enfants. Il y a des prénoms qui s’échangent et que je tente de retenir. Il y a des mains qui épluchent, pour moi, une pomme. Tiens. Il y a des mains qui épluchent pour moi une grenade. Tiens. Je n’avais jamais mangé de grenade. Tu es fatigué ? demande Lhou. Oui, un peu, je réponds. Ça se voit, dit Mohammed. La bienveillance. L’Âme d’or.
Lhou me conduit à ma chambre. J’emboîte son pas. Dans l’escalier qui serpente. Jusqu’à la terrasse. Terre battue. Carrelages bleus, verts, rouges. Il fait ombre. Il fait lumière. Il fait chaud. Il fait frais. Mon chèche, comme un animal mort, autour du cou. Le frère de Lhou a repris son travail. Dehors, il bat la percussion d’un marteau sur la carrosserie d’un van bleu. Je ne peux pas porter moi-même mes bagages. Tu es notre invité… Ma chambre. Les murs de terre. Une fenêtre minuscule. Une grille aux arabesques douces. C’est beau. Je m’approche. Derrière, la montagne infinie, le bleu, l’air, le vent. Ça sent la bergerie. Les moutons et les chèvres. Les animaux bêlent. Sur mon lit, des mains inconnues ont posé des couvertures, des serviettes. La bienveillance. L’Âme d’or.
Je reviens sur la terrasse. Le soleil frappe fort encore. Il déverse ses seaux d’or sur les mur en pisé et les symboles Amazighs. Je dois plisser mes paupières pour ne pas incendier mes yeux. Je fais un nœud rapide à trente centimètres du bord de mon chèche. Je place le nœud derrière ma tête. Je vrille le tissu, sur mon front, fermement, pour que le chèche tienne sur mon crâne. Je l’enroule de deux tours autour de ma tête. Je bloque le tissu. Je libère la partie arrière. J’ajuste le bleu Touareg pour protéger mon cou. Ce soir, on mange des brochettes. On a tué une chèvre. On mangera avec les doigts. Assis. Ensemble. Morceau par morceau. La chèvre. Et de la semoule. Et des légumes du potager. Dans le grand plat où nous plantons chacune et chacun nos doigts. Ensemble. Sous les Étoiles. Avec des flambeaux. La bienveillance. L’Âme d’or.
J’habite une ville où, dans les magasins, on ne se parle pas. Une ville où, parfois, des yeux bleus donnent aux regards l’impression d’une Victoire. Une pièce de monnaie, toute chaude, passe d’une main à une autre main. Voici, Monsieur. La bienveillance. Merci, Madame. L’Âme d’or.
Je crois que ma ville manque de Soleil, de Lune, d’Étoiles et de Cosmos. Je crois que ma ville manque d’Eau, d’Air, de Terre et de Feu. Loin du Cosmos, nos cœurs pâlissent. Loin du Cosmos, nous sommes pauvres. Nous perdons la grâce de l’or. Proche du Cosmos, nous sommes riches. Etincelants. La bienveillance. L’Âme d’or. A mille milles de toute terre habitée, mon ami épluche, pour moi, une orange et me la présente en un geste sacré. A mille milles de toute terre habitée, dans une grotte, une femme éponge le front d’une jeune maman en un geste sacré. Avec trois brindilles, elle allume un petit feu, prépare le thé. A mille milles de toute terre habitée, de ses mains douces, au hammam, mon ami frictionne mon crâne et lave mes cheveux avec du savon et de l’eau douce en un geste sacré. L’Eau, l’Air, la Terre, le Feu. La bienveillance. L’Âme d’or.
Benoît Coppée
In Magazine Être Plus, Mai 2021
Enfant, je me suis perdu dans une grande fête. Je me souviens m’être faufilé entre les jambes des spectateurs et des participants, homme et femmes, jeunes et vieux. Les odeurs d’Agua de Colonia. En Espagne. Le bruit des tambours. Les cris. Les couleurs. Les confettis. Perdu. Enfant. C’était dans les montagnes. Il y avait, dans l’air, quelque chose de très sacré. Je n’ai pas compris ce qui se passait ce jour-là. Je le comprends aujourd’hui. Cinquante ans plus tard, alors que notre Terre s’apprête à sortir d’une Tempête aux vagues meurtrières. Je comprends. Assieds-toi. Puisses-tu prendre le temps de me lire dans le calme. Dans le calme pris à t’écrire.
Morella. Province de Castellón. C’est la ville dans laquelle, enfant, je me suis perdu. C’est beau, Morella. Encerclée d’une muraille, la ville est posée sur un rocher au cœur des montagnes. Dans cet univers de soleil et de neige, ne survivent que le thym, les vautours et quelques arbres forts. Là-bas, en 1673, la ville se relève, vaille que vaille, de la terrible épidémie de peste de l’année précédente. C’est la Vierge de Vallivana -du nom d’un petit village des montagnes alentour- qui aurait épargné la ville. En remerciement à la Vierge, les habitants de Morella demandent aux autorités de prononcer un vœu. Celui de consacrer à la Vierge une neuvaine solennelle de remerciement, tous les six ans et en tout temps. El Sexenni de Morella naît. Un rituel de gratitude unique au monde. On peut dater son origine. Le 14 février 1673. C’est écrit dans un vieux livre. A la plume. En 2024, Morella vibrera de sa 55ème Sexenni.
A l’heure où je t’écris, l’Humanité n’est pas sortie de la Tempête qui nous balaye depuis des mois. Les hôpitaux soignent. La vie nous réjouit. La mort nous dévaste. Au loin, nous percevons une sortie. Une immunité va se créer. On s’en donne les moyens. On distingue la fin de l’Ouragan. Doucement.
Ma poésie interroge la force d’une fête de gratitude. El Sexenni, la fête de Morella, anime les montagnes du Maestrazgo depuis 345 ans. Cette fête mobilise la créativité de toute une ville. Durant une année entière, la fête se prépare. Des femmes confectionnent des tapisseries, à l’aide de petits papiers frisés très fins. Les tapisseries décoreront la ville. On dit que les femmes réalisent plus de 3000 kilomètres de tapisseries. Les musiciens de la charanga, la fanfare, grosse caisse, timbales et cymbales, saxophones, trompettes et trombones ou clarinettes baroques répéteront les musiques et les chants. Les danseurs répèteront les danses que l’on décrit comme des odes extrêmement précises, exigeantes et difficiles. Les habilleuses et les habilleurs revisiteront et confectionneront des costumes aux étoffes d’époque. Tous les six ans, la ruche se mobilise pour une neuvaine solennelle.
A Morella, la fête se prépare par gremios, par corporations. Ainsi, s’affairent corporations des Agriculteurs et Éleveurs, des Commerçants, des Arts et Métiers, de l’Industrie et du Transport, des Personnes Âgées, de la Jeunesse… Un soleil riche de tous ses rayons.
Enfant, je me suis perdu. Morella. Dans les ruelles étroites, un homme tient un mât entre les mains. Du sommet du mât partent huit rubans colorés qui rejoignent huit femmes. Les femmes dansent. Chacune accueille le bout d’un ruban dans sa main gauche et dans l’autre des castagnettes. Musiques, rondes, mouvements. Les femmes tournent sur elles-mêmes et autour du bois dressé vers le ciel. Les femmes, belles, font s’enrouler et se tresser les huit rubans autour du mât. Chorégraphie de couleurs. Rouge, mauve, vert, bleu… Les couleurs de l’arc-en-ciel. Œuvre d’art.
Nous avons tous, en nous, quelque chose de Morella. Ce besoin de remercier la vie. Nous avons tous, en nous, ce besoin d’être ensemble, de nous réunir pour célébrer un mystère au-delà de nos compréhensions.
Lisons entre les lignes du rituel. Lisons notre besoin d’être ensemble. Lisons la nécessité de remercier. Lisons l’importance d’ancrer dans la mémoire collective nos moments d’incertitude, de doute, de tension et de libération.
En ces fêtes, il y a place pour le monde entier. Il y a place pour les Artistes. Les faiseurs de musiques et de chants, les faiseurs de chorégraphies, les faiseurs de gestes, les faiseurs de costumes, les faiseurs de vers, les faiseurs de drapeaux. Il y a place pour toutes les corporations. Il y a place pour la Jeunesse et pour les Anciens. Il y a place pour toutes les Églises. Il y a place pour toutes les Mosquées. Il y a place pour toutes les Synagogues. Il y a la place pour les Temples Hindous. Il y a la place pour tous les Temples Bouddhistes. Il y a place pour tous les lieux de cultes jusqu’aux plus discrets. Œcuménisme des âmes.
Nous sommes « un » devant la vie, son mystère et le combat que nous menons pour la protéger, pour la continuer.
Les enfants ne voient qu’une fête avec des drapeaux, des musiques, des danseurs, des costumes, des confettis et de la joie. Qu’ils gardent le cœur léger, les enfants. Au fond de leurs silences, en se préparant à la fête, en se frictionnant d’Agua de Colonia dans les cheveux, les Anciens savent que remercier l’Indicible, c’est aussi entrer en contact avec le divin en nous ou au-delà de nous. Les Anciens savent que la gratitude s’adresse tant aux choses de la Terre qu’aux choses du Ciel. Les enfants ne voient qu’une fête au cœur de laquelle ils se perdent. Ils ramassent les confettis, à terre, les enfants, dans leurs mains nouvelles, pour les relancer au vent et rire. Les Anciens savent. En silence. Dans leurs parfums et leurs habits de fête, ils disent le secret du bonheur.
Après l’horreur, souffle le vent pur et bleu. Bien sûr, on garde intacte la mémoire des cris. Mais, tel l’Hiver regarde le Printemps, nos cellules apprennent la mémoire vibrante des cycles de la Vie.
Grâce aux rituels.
Nous avons tous, en nous, quelque chose de Morella. Un rituel, c’est un utérus dans l’espace et le temps. Un utérus où l’on rassemble nos créativités pour que montent, très haut, cris de la vie, drapeaux d’allégresses et danses de mystères.
Enfant, je me suis perdu dans une grande fête. J’entends encore claquer les drapeaux tenus par les hommes. J’entends encore danser les pieds des femmes. Dans les montagnes d’Espagne. Je n’ai pas compris ce qui se passait ce jour-là. Je le comprends aujourd’hui.
Du sommet du mât partent huit rubans colorés qui rejoignent huit femmes. Soignons, en nous, les Archétypes et les Symboles. Ils savent mieux que nous, les Archétypes et les Symboles.
En Avril, tisse un fil. Un fil entre la Terre et le Ciel. Un fil entre la baie et l’oiseau. Un fil entre hier et demain. Dans les rues de Morella chère à mon cœur, le soir, il y a place pour une procession aux flambeaux. Les êtres tissent des fils de lumière.
Nous avons tous, en nous, quelque chose de Morella.
Ce besoin de tisser des fils de couleurs et de lumières.
Il nous faut des hommes et des femmes pour imaginer ces rituels et leur donner vie.
En Avril, tisse un fil.
Benoît Coppée
In Magazine Être Plus, Avril 2021
Nos larmes. Petits éclats de nous. On ne sait si elles nous viennent de notre vie ou d’une vie antérieure tant, parfois, elles surgissent de nulle part et nous étonnent. Elles nous cueillent à l’improviste de nos existences.
Tout ce que je pourrais dire sur les larmes, tu le sais aussi bien que moi. Mais viens, on va faire le tour de l’étang. Toi, moi et nous tous. On va parler. Personne ne nous entend. Autour de l’étang.
Ton gynécologue retire délicatement le spéculum d’entre tes jambes. L’examen s’est bien déroulé cette fois. Tu n’as pas eu mal. Il t’a expliqué chaque geste, chaque, au millimètre de ses avancées dans ton corps. Il a été très doux. L’examen est terminé. Tu te relèves. Tu t’habilles. Tu pleures. Tes larmes sont venues inattendues. Tu expliques au jeune médecin que, la dernière fois, ici, dans la même pièce, un autre médecin était entré en toi sans ménagement. Que tu avais eu mal. Très mal. Que tu n’as osé en parler à personne. Que la douceur d’aujourd’hui te fait chaud au cœur. Tellement chaud au cœur que tu pleures.
Nos larmes. Ton proctologue a attendu quatre visites et six mois de crèmes douces avant de mettre dans ton corps l’appareil pour étudier l’origine de douleurs internes. Tu lui as dit que, petit, un homme avait abusé de toi. Le médecin est prévenant. Il parle doucement. Il choisit le plus petit tube possible pour entrer en toi. Il explique chacun de ses gestes. Il réalise l’examen. Tu as mal. Mais pas trop. C’est supportable. L’examen se termine. Le médecin nettoie ses instruments dans la pièce d’à-côté. Toi, tu pleures. Tes larmes coulent. Tu ne les arrêtes pas. L’effroi a tatoué un indicible dans ton corps. Mémoire d’un traumatisme d’il y a plus de cinquante ans.
Tu as attendu trois ans avant de composer le numéro de téléphone de ce thérapeute. Une amie te l’avait transmis. La semaine dernière, tu as appelé. Parce que ça ne va plus dans ta vie. Tu as rendez-vous ce matin. Neuf heures-trente dans ta voiture et la ville. Tu ne trouves pas bien le chemin. Tu te perds. Ton GPS se plante. Tu arrives en retard. Tu t’assieds. Tu ne sais pas par où commencer, ton couple, ton travail, tes parents, ton père, ta mère, tes enfants, tes vertiges, ces angoisses. Et puis, tout ce que tu n’oses pas raconter. Le brouillard. En face de toi, un visage. Tu lui fais confiance. Tu n’as pas le choix. Tu ne contrôles plus rien. Tes larmes pleuvent. Et pleuvent. Je suis désolée… Tu dis que tu es désolée. Tu sors de là. Vidée. Exténuée. Fatiguée comme jamais tu ne t’es sentie fatiguée. Nettoyée.
Il y a les larmes qu’on pleure devant quelqu’un. Il y a les larmes que l’on pleure quand on est seul. Dans les toilettes. Ou dans la nuit. Sans jamais rien en dire. Nos larmes secrètes.
Tu l’écoutes encore, cette chanson de Fauve. Tu l’as tant écoutée déjà. Elle t’a maintenue en vie, cette chanson. Oui. En vie. Il n’y a pas d’autres mots. En vie. Personne, jamais, ne l’a su. C’est ton secret. Elle a accompagné tes nuits. Durant des mois. Tu l’écoutes et tu pleures. Depuis des années. Cette mélodie et ces mots. Tu réécoutes la chanson. Juste pour vérifier que… Que tu passes ta main dans mes cheveux / Que tu prennes ma vie pour en faire quelque chose de mieux… Et tu pleures. Du haut en bas de toi. Du passé, du présent, du futur. Tu sais exactement à quel instant de la chanson tu vas pleurer.
Il est près de toi, l’homme qui vient de jouir entre tes bras de confiance. Nu. Près de toi. Nue. Près de ta vie. Vous avez fait l’Amour, celui qui ne prend pas en otage, celui qui va chercher loin, le soin, l’émerveillement et le silence. Il est près de toi. Il pleure. Ses larmes ne parlent pas. Elles perlent silencieuses au bord de ses yeux. Elles racontent l’histoire d’un abandon, d’un « enfin ». D’un enfant. Toi, tu es témoin. Tu ne comprends pas tout. Tu accueilles. Tu ne dis rien. Il regarde le vide. Il semble regarder l’intérieur d’une galaxie. Il renifle. Ainsi pleurent les hommes parfois. Tu poses un doigt sur la commissure de ses paupières. Tu captures une larme. Sur la pulpe de ton index. Tu portes la larme à ta langue. C’est salé. Goûter une larme. Faire entrer l’âme de l’autre en soi. Vous ne parlez pas. Vous ne savez pas vraiment ce que vous venez de vivre, de toucher, de délier. Seule la larme le sait.
Nos larmes. Raconte-moi encore nos larmes de vie. Viens, on redessine un tour de l’étang. Toi, moi, et nous tous.
Tu as mal au dos. Depuis des semaines. Tu as dû cesser de travailler. Tu patientes dans la salle d’attente d’un ostéopathe. Tu espères qu’il va te soulager. Il te fait entrer. Il te propose de te mettre torse nu. Il est délicat. Il te dit que tu peux garder ton soutien. Tu lui expliques que tu as mal là et là et là. Tu lui indiques, comme tu le peux, tes points de douleurs. Il te parle. Il te donne à réaliser des mouvements doux que tu ne connais pas. Ta tête. Tes bras. Tes poignets. Il se place derrière toi. Il t’étreint. Il te demande de te détendre. D’inspirer, d’expirer et « clac » il réalise une manœuvre que tu ne comprends pas. Tout s’est passé très vite. Il t’a « croquée » comme on dit. Tu te sens vide. Etourdie. Un sanglot monte de ton ventre. Tu as envie de pleurer. Tu n’oses pas le dire. Tu es gênée. Tu ne viens pas ici pour pleurer. Mais tu pleures. L’ostéopathe te propose de t’allonger sur sa table de travail. Des larmes chaudes coulent dans tes oreilles. Comme deux rivières. Tu gardes les yeux fermés. Tu flottes. Tu pars. Une porte s’est ouverte en toi. D’où viennent ces larmes, tu ne sais. Comme des fantômes prisonniers d’un passé qui, chose étrange, ne te semble pas être le tien. Une porte s’est ouverte. Un nœud s’est délié. La vie circule en toi.
Nos larmes. Celles que l’on pleure. Celles qui, versées, nous échouent sur une plage, sans plus de force, mais libre. Libre d’aimer. Libre de nous laisser aimer. Libre de nous laisser entourer de beauté. Nos larmes. Celles qu’on ne pleure pas. Celles qui ne veulent pas dire leur nom, leur prénom, leur mouvement, leur flux. Celles qui nous donnent mal au ventre, à la tête, au genou, au dos. Celles qui nous placent loin de l’autre et de nous. C’est le sang de notre âme. C’est le sang transparent de nos fantômes. C’est toujours une question d’Amour blessé, nos larmes.
Certaines larmes sont si pures qu’on devrait les garder dans des Réservoirs à Larmes. Des encriers de ciel. Des récipients comme des divinités. Dans des flacons précieux avec des couvercles et des charnières en or. Des petits flacons précieux. Posés dans des vitrines précieuses. A regarder, caresser, remercier lors de nuits précieuses. Viens, je te montre ma collection de larmes.
Nous marchons, toi et moi, et nous tous, autour de l’étang. Parle-moi encore de tes larmes. Parle-moi toujours de tes larmes.
Au Royaume de nos larmes, les messagères sont aussi précieuses que les épis d’un champ de blé au mois d’août. C’est toujours une question d’Amour blessé, nos larmes. Un Amour blessé qui récupère son dû.
Benoît Coppée
Inédit
Ce que j’ai à te dire est précieux. Cette nuit, je vais prendre un risque. Je t’écris d’une maison sous la neige. Près d’un feu de bois. Un carnet. Un stylo. Une bougie. Je bois un verre d’alcool fort. Je m’approche du feu. J’ai froid. J’attise les braises. Je remets une bûche.
Je vais me dévoiler. La nuit et l’isolement sont propices aux confidences. Je t’écris. Te parler d’une rencontre. Nous nous sommes trouvés, lui et moi. Comme deux êtres qui se seraient donné rendez-vous par-delà les étoiles et qui auraient tenu leurs promesses. Dans un monde où l’âme peine à trouver sa place, mon Compagnon m’aide. Mon Compagnon. Le Tarot de Marseille.
Pour me suivre dans mes mots de cette nuit, en ses illustrations, choisis l’Ancien Tarot de Marseille de Grimaud, version de Paul Marteau (1930). Ou le Tarot de Marseille restauré par Kris Hadar (1996). Ou le Tarot de Marseille restauré par Camoin et Jodorowsky (1997). Ou le Tarot de Marseille de Fournier, retravaillé en 1983 par Guler et Aymerich, dont les couleurs chaudes réconcilient avec la vie. Ce dernier a été retravaillé par deux femmes. Ses couleurs belles rendent les nuits plus douces. Ce n’est pas le Tarot le plus orthodoxe, oh non, loin de là. Mais c’est mon Compagnon. Celui dans lequel je me sens accueilli. Le Tarot de Marseille de Fournier inspiré du Tarot de Nicolas Conver (1760).
Reste près de moi. Je t’en prie. Je pose, une à une, les cartes sur un foulard bleu. Un chèche. Bleu touareg. Un moment rituel. Je dispose les cartes selon des mandalas précis, mille fois répétés. Je pourrais te parler de mes gestes pendant des heures. Je fais vivre les cartes. Elles vibrent dans mes mains. Je ressens leurs ondes. Elles me parlent. Je n’ai rien demandé. C’est ainsi. Je les organise et je les désorganise. C’est la nuit. Il n’y a plus un bruit dans la maison. Dehors, la neige tombe encore. Plus aucune lumière dans le village. Je t’écris.
Je te murmure. J’ai peur que tu passes la route de mon texte. Le Tarot fait peur. Certains de mes amis changent de conversation lorsque j’aborde le sujet des Arcanes. Des visiteurs contournent, avec crainte, la table sur laquelle, parfois, s’épanouissent les cartes que j’ai travaillées la nuit. Oui, le Tarot fait peur.
On raconte mille histoires à son propos. Je les aime toutes. Le Tarot marche à pieds depuis les siècles des siècles. Vivante transmission. Du Sarrazin Hayl qui, de Cilicie, royaume de Petite-Arménie, l’aurait conduit en Italie vers 1375. Des Philosophes et Artistes Peintres de la Renaissance, en l’Académie de Florence. Des Maîtres cartiers enlumineurs, Compagnons et Apprentis. Je regarde les cartes, comme je regarderais la Rosace nord du transept de la Cathédrale de Reims. Je sais que le Tarot n’est pas l’œuvre d’un seul. Il est l’œuvre de centaines d’âmes. Une œuvre d’art nomade pour apporter de l’aide aux frères humains. Ces âmes sont au travail depuis les siècles des siècles. Personne n’en connaît l’origine.
Les cartes parlent à mon inconscient. Elles sont opératives. Elles me délivrent des messages. Elles m’ouvrent des portes. Elles me permettent d’entrer dans une forme de rêverie. Cette ondoyante rêverie peut devenir vision. Les Gitans auraient été les premiers à avoir compris que ces cartes contenaient bien plus que de simples images. Il neige toujours, cette nuit.
Réservoir de symboles. Il faut plusieurs vies pour en faire le tour. Symboles qui laissent libres. Ajuster les variables de l’existence à l’expérience des Anciens. Le Tarot est un miroir. Je m’y vois. Arcanes majeurs. Je m’y observe. Arcanes mineurs. Ce que le Tarot peut nous dire est inscrit sur ses cartes. Il suffit de lire. De poétiser. Tout est là. Le Tarot, c’est le chemin de l’âme.
Un des Arcanes majeurs ne porte pas de numéro. C’est Le Mat (de il matto, le fou en italien). Un personnage s’en va vers la droite, bâton à la main. Regarde. Observe. Installe-toi confortablement. La nuit est belle. Cette carte parle des instants de vie où l’on peut se sentir un peu « fou ». Allant de l’avant, se bouchant utilement les oreilles aux recommandations que l’on pourrait proférer à notre égard. Regarde. Se bouchant les oreilles comme le personnage de la carte qui porte un bonnet. Il n’écoute rien. Sinon son élan. Ces moments de « folie » sont souvent liés à un désir en soi. Un désir enfin assumé. Oh, le désir qui montre si bien la direction de nos itinérances, de nos pèlerinages, de nos parcours initiatiques. Sur Le Mat, le désir est symbolisé par cette fesse nue que touche un animal. Regarde. Observe. Viens. Je remplis ton verre d’alcool. C’est un petit verre. Le Tarot est fort comme de l’alcool fort. Fruit de la nature. Fruit du travail des hommes.
Je ravive le feu. Tirage en croix cette fois. Te parler de l’Arcane VII, Le Chariot. Un jeune homme. Debout sur un chariot. Tiré par deux chevaux de couleurs différentes. Me reviennent les instants de vie où je dois composer avec deux forces en moi. Mon pôle masculin, mon pôle féminin. Mon introversion, mon extraversion. Ma force de créativité, ma force de destructivité. Pulsion de vie, pulsion de mort. L’âme humaine est donc à cette mesure. Plurielle. Pour conduire sa vie, guider son chariot, il serait donc nécessaire d’accueillir en soi la dualité. Le Tarot nous donne rendez-vous avec nous-même. Dans notre intime le plus intime.
J’aimerais te parler de l’Arcane XVIII. La Lune. Ne me lis pas sans chercher à observer cette carte. Prends le temps de te procurer une illustration. La Lune. Arcane XVIII. Dans le bas de la carte, on distingue une écrevisse. L’écrevisse évolue dans un bassin inquiétant aux contours clairs et nets, bien délimités. L’écrevisse est connue pour marcher à reculons. Elle symbolise le retour sur soi. Elle symbolise le voyage que l’on peut réaliser dans les profondeurs de l’âme. C’est toujours délicat d’aller à la rencontre de la profondeur de son âme. Lorsque je descends dans les profondeurs de mon âme, j’aime être rassuré par un cadre, un être qui, à l’image des contours bien dessinés du bassin, crée autour de moi un contenant solide. On ne badine pas avec la descente dans les profondeurs de l’âme. On y descend avec prudence. Le Tarot est sage. Une sagesse millénaire.
Des symboles se parlent de carte en carte. Kaléidoscope de symboles. Ses images restent imprimées dans les songes. Viens, je vais te montrer un effet renversant. Place, l’une à côté de l’autre et de gauche à droite, les Arcanes XVII, XVIII, XVIIII et XX. L’Étoile, La Lune, Le Soleil et Le Jugement. Regarde le mouvement de l’astre central qu’offrent ces cartes. De carte en carte, l’astre central grandit. En quatre temps. Le Tarot transporte. Envoûte. Hypnotise.
Le Tarot est mon Compagnon. Le jour se lève sur la campagne alentour. Je t’ai écrit toute la nuit. On dit qu’il est préférable de garder pour soi toute expérience mystique. On dit qu’il faut se taire. Je sors de la maison. Le soleil revient. Des dizaines de traces d’animaux inconnus dessinent des chemins bleus sur la neige intacte. J’aime.
Benoît Coppée
In Magazine Être Plus, Mars 2021
Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Institutrices, instituteurs, ils portent le manteau anonyme des jours qui passent. Ils traversent des cours de récréation sous la pluie. Ils portent des sacs lourds et légers. Lourds des heures à douter. Légers des connaissances qui ne tiennent dans aucun livre.
Tandis que tu vis, que tu exerces ton métier, que tu entretiens ton nid, l'enseignant prend soin de ton enfant. Oh, comme ce serait doux d'être un oiseau et de pouvoir traverser leurs classes. Ce lieu qu'ils ont créé à l'image de leurs souvenirs, de leurs manques, de leurs richesses, de leurs tremblements. Leur classe, l'utérus.
Tu es loin de l'école. Ton enfant gigote au tapis, fait silence derrière un regard humide, triture sa gomme, lève un doigt, hésite entre un crayon bleu et un crayon rouge, efface le mot qu'il vient d'écrire. Tu es loin de l'école. Aujourd’hui, ton enfant passera plus de temps avec son institutrice, avec son instituteur, qu'avec toi.
Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Ils travaillent derrière un rideau. Jamais le rideau ne s'ouvre. Sauf le jour de la fête de l'école. Quelques heures d'un samedi où ton enfant, au milieu des ballons jaunes et rouges, présente un spectacle.
Tu ne vois pas les classes quitter la cour et se rendre, en rang, vers le sacré. Avancez ! Tu ne vois pas les enfants qui marchent devant, derrière ou au milieu. Tu ne vois pas ton enfant comme il parle, comme il se tait, comme il ose, comme il n'ose pas. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Ils voient, les enseignants. Ils voient ton enfant, petit spermatozoïde qui marche son chemin, cartable sur le dos, jusqu'à l'ovule d'une classe.
Aujourd'hui, on va commencer la journée en écoutant une belle musique. L'institutrice invite les enfants à fermer les yeux. Fermez les yeux… Ton enfant ferme les yeux. Il écoute. C'est une belle musique. On dirait que la musique devient un oiseau... Ton enfant écoute. Il devient l'oiseau. Dehors, c'est le Brexit. Dehors, c'est la bourse. Dehors, ce sont les ambulances et les bandits. Le ciel n'est pas si bleu. Ton enfant devient l'oiseau. On dirait que l'oiseau vole de plus en plus haut... Et ton enfant vole de plus en plus haut. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Leurs classes sont des îles. Toi, tu te demandes comment tu vas payer le loyer de ton magasin. Le monde gîte. Le monde bascule. Ils restent aux commandes de leurs royaumes, les enseignants. Ils transmettent l'or. Ils possèdent la baguette magique qui capte la lumière du soleil pour la poser devant ton enfant. Juste sous ses yeux. La lumière se diffuse en flaques d'or sur les bancs, sur le grand tableau et sur les livres.
Ils connaissent le mystère, les enseignants. Le mystère qui vient à pieds du fond des âges. L’enseignement. Cela s'apprend, sans doute, l'enseignement. Cela se transmet de sage en sage, surtout. Il y a un peu des Pharaons en eux. Il y a un peu des Philosophes de l'Académie de Florence en eux. Ils lisent les yeux de l'enfance comme d'autres lisent le tarot, les enseignants. Ils pressentent le poète. Ils pressentent l'infirmière. Ils pressentent le boulanger. Ils pressentent le maraîcher.
Ils boitent un peu, les enseignants. Ils ont dans l'âme une blessure discrète. Une blessure dont on ne connaît pas le nom mais qui dit quelque chose comme : Mon enfance à moi n'a pas toujours été facile. J'ai construit cette classe à l'image de ce qui m'aurait fait du bien.
Ce matin, tu as confié ton enfant à la vie. Tu l'as embrassé quand il est descendu de ta voiture. Tu es loin de ton enfant, maintenant. Il parle peu, ton enfant. Il est timide, ton enfant. C'est ton enfant qui se lève. C'est ton enfant qui se dirige vers le tableau. C'est ton enfant qui va expliquer son dessin devant la classe. C'est ton enfant qui n'ose pas parler. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. Tu as dessiné un ch... Un ch... C'est ton enfant qui ne parvient pas à dire Château. Toi, tu conduis ton bus. Tu cuis ton pain. Tu soignes une vieille dame. Tu vends une voiture. Tu achalandes le rayon d'une grande surface. Tu participes à une visioconférence Tu démagnétises le système antivol d'une robe. Tu as dessiné un cha... Un cha... C'est ton enfant qui cherche le mot. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. On va demander aux copains de t'aider. Votre copain a dessiné un cha... Alors, les copains de la classe disent TEAU ! Alors, ton enfant sourit. Alors, il dit Château. Toi, tu viens d’être fiché à la Banque Nationale. Tu épluches des légumes pour faire de la soupe. Tu réponds à une offre d'emploi. Ton enfant vient de prononcer le mot Château. Devant toute la classe des copains. Il rejoint sa place, son banc, son cartable, son plumier. Ton enfant. Il est fier. Tu ne sauras jamais cet instant. Les enseignants sont les Magiciens du Monde. C'est ton enfant qui cache ses yeux derrière une mèche de cheveux. C'est ton enfant qui regarde sa gomme comme on regarde le silence. Ils ont des manteaux bleus, les enseignants. Ils viennent près de ton enfant. Ils s'agenouillent à côté de ton enfant. Ils posent une main sur l'épaule de ton enfant. Ils savent bien, les enseignants, la douleur. Ils regardent l'enfance au fond des yeux. Sans peur. Sans filet. Ils regardent au fond des yeux pour aller cueillir le tremblement et y déposer beaucoup de tendresse. C'est ton enfant qui n'a rien écrit. C'est ton enfant à qui l'enseignant redit un à un les mots de la dictée. Rien que pour ton enfant. Lentement. Mot par mot. C'est ton enfant qui avance sa plume alors. Dessine les courbes des mots. Place les arrondis des majuscules. Pose la phrase bleue. Sur le cahier blanc. Toi, tu bois un thé avec une copine parce que tu doutes de tout, de ta vie, de ton couple, de ton éducation. Toi, tu te confies à ton thérapeute parce que parfois, la vie, c'est vraiment difficile. Toi, tu ris avec un collègue. C'est ton enfant qui s'émerveille de voir sortir de son stylo une phrase. Mot par mot. Ils ont de grands manteaux bleus, les enseignants. Couleur de l'âme. Ils déposent ces manteaux sur les épaules de l'enfance. Pour la protéger. Pour la repêcher. Tu n'en sauras jamais rien de ces manteaux discrets posés sur ton enfant.
Benoît Coppée
In Magazine Être Plus, Février 2021
In Le Petit Messager, Printemps 2021
22/02/2021
Durant cette année COVID, j’ai vu croire les demandes d’accompagnements en projets d’écriture de façon exponentielle. Je n’ai jamais été autant sollicité. Tous les accompagnements se déroulent en visioconférence. Ce média n’est pas un frein à la qualité du travail. Il ouvre d’ailleurs des perspectives inattendues. Accompagner un projet d’écriture, c’est me mettre au service d’un tremblement. Quand on ressent l’envie ou le besoin d’écrire, c’est que quelque chose tremble à l’intérieur de nous. Ce quelque chose doit s’exprimer, trouver une forme artistique pour dire un indicible, un inavouable, un incertain, une recherche. Commencer à écrire un roman, le récit de sa vie ou un chapitre de sa vie, c’est un peu comme arriver à l’Arcane X du Tarot, La Roue de Fortune, et se dire : « Je vais plus loin dans le voyage de mon âme. Je décide du début et de la fin d’un cycle. Je désire raconter ce qui se trouve à l’intérieur de moi. Pour continuer. » Ecrire est difficile. Ecrire demande de la force. C’est sans doute ce qu’avaient compris nos Anciens lorsqu’en Arcane XI, ils ont posé La Force, signe de « commencement créatif et de nouvelle énergie ». C’est à cet instant-là que les personnes qui sollicitent mon aide me contactent. Il en faut, de la force, pour oser contacter un écrivain et lui dire : « Je sollicite votre aide pour accomplir mon désir ». Chaque demande éveille, en ce sens, mon admiration. Dans la suite des Arcanes du Tarot, l’Arcane XII, c’est Le Pendu. Cette carte fait un peu peur (un pendu, ça fait peur) mais elle signifie très simplement « l’arrêt, la méditation, le don de soi ». C’est ce que je sollicite chez les personnes qui me contactent. J’aide à s’arrêter, à méditer, à écrire en générosité. Alors, l’écriture, nous fait entrer dans une « transformation profonde, une révolution ». Pour les férus du Tarot, et je m’arrêterai là, cette étape est représentée par l’Arcane XIII, L’Arcane sans Nom. Cet Arcane fait -aussi- un peu peur parce qu’elle représente un squelette une faux à bout de bras. Se lancer dans un processus d’écriture fait peur. Evidemment que ça fait peur. Les Anciens savaient très bien cela. Partir à la recherche de soi, des bruissements de son âme, et mettre cela en forme fait peur. Moi, je suis là pour rassurer. Je suis un guide de haute montagne. Je suis là pour cadrer et débrider. Je suis là pour encourager. Je suis là pour aider à soigner la lisibilité d’un texte. Lisibilité de forme et lisibilité dramaturgique. La mise au monde d’un texte peut prendre des semaines, des mois, des années. Ce qui m’importe, c’est d’aider à avancer vers le point final. C’est d’être là, tout le temps, de ne jamais lâcher la main qui est venue me demander une aide. On chemine. A deux. Jusqu’au point final. Il y a quelque chose de très fort à mettre le point final à un texte. C’est œuvrer à boucler, symboliquement, un passage. Que ce passage s’inscrive dans un processus de réflexion ou dans un processus de mouvement. Grâce ce point, on ne revient pas en arrière. On continue. Différemment. Le pont final d’un texte, c’est la carte XXI du Tarot, Le Monde. « La réalisation totale ». Ah, les Anciens, dans leurs pertinences à nous éclairer sur la justesse des mystères de l’âme… Benoît Coppée
Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Nous nous côtoyons depuis une dizaine d'années. Je ne connais rien de la main qui t'a plantée. Je ne connais rien de ton âge. Cinquante ans, cent ans. Tu cours sur la façade arrière d'une maison de pierres ocres. Tes feuilles sont d'un vert extrême en été. Elles se colorent de rouille et de cuivre en automne. Je ne connais rien des conversations que tu as entendues. Mots d'amour. Mots de colère. Mots de morts. Mots de vie. Je ne connais rien des mains qui ont cueilli tes fruits. Mains de femmes. Mains d'hommes. Mains de disette. Mains d'abondance. Nous nous côtoyons depuis une dizaine d'années, jour d'automne où je suis devenu responsable de toi. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Tu montes haut, très haut, sur ce mur de pierres. Quelques insectes bourdonnent autour de quelques vieux raisins immatures, secs, sans vie. L’année où je suis devenu responsable de toi, tu m’as donné des grappes par dizaines. Un raisin merveilleux. Un raisin d’or. Croquer tes fruits, c'était faire exploser le soleil, la rosée, la fontaine, le sud et la vie entre mes dents. Tu m'as donné tant de grappes dorées cette année-là que, fièrement, j'ai distribué ton cœur, ton âme à mes amis. Mes amis, je leur parlais de toi en disant « Ma vigne ceci... » ou « Ma vigne cela... » Je ne connaissais même pas le nom de ton cépage. Du Chasselas. Pour moi, ton raisin était blanc et c'était tout. Tous mes amis m'ont félicité pour ton merveilleux raisin. Fier, j’étais. Et puis, ce fut l'hiver. Un de tes bois passait devant une fenêtre de la maison. Ça faisait de l'ombre. Je l'ai coupé. Le jour où j'ai coupé ce bois, j'ai fait disparaître aussi un nid d'oiseau. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. L'hiver est passé, ensuite le printemps et l'été. En août, j'ai vu, sur toi, sur ton corps, des dizaines de grappes. J'ai attendu septembre. Plus les jours avançaient, plus tes raisins se racrapotaient comme si, en leur cœur, la vie se fanait. Cette deuxième année, tu m'as donné deux ou trois grappes d’un raisin avare. Mes amis m'ont demandé : « Alors, le raisin de ta vigne ? » J'ai répondu à tous : « Ce n'est pas une année à raisin... Il faudra attendre l'année prochaine. » Et puis, l'année d'après, ce fut le même phénomène. Des promesses de raisins en août et des raisins sans vie en septembre. « Je suis désolé, il faudra attendre l'année prochaine. » Je me suis dit qu’il fallait sans doute que je te taille. Sur Internet, j'ai regardé des tutos. Je t'ai taillée. J'ai posé une échelle contre toi. Sans te parler. Sans t'écouter. Sans t’admirer. Sans te respirer. Je t'ai taillée. Sans amour. Clac. Clac. Clac. De t'écrire ces mots, j'en ai mal aux membres, aux bras, aux doigts, aux phalanges. Je t'ai taillée. Sans un regard. Sans une parole. Sans une caresse. Sans une écoute. Sans rien. Sans me soucier de la saison. Sans me soucier du mouvement de la lune. Sans me soucier du flux de la sève en tes bois, en ton âme, en ton cœur. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. D'année en année, j'ai redit la même phrase à mes amis. « Ce n’est pas une année à raisin… » Oh, je ne suis pas resté sans rien faire. Je t'ai aspergée de bouillie bordelaise. Je t'ai aspergée d'un produit à tenir loin de la portée des enfants. J'avais acheté ce produit dans une grande surface. Un produit qui a tué, en tout premier lieu, mon intelligence et ma grâce. Il me coûte aujourd'hui, d'être, authentique face à toi. J’ai interrogé sans passion un viticulteur de Champagne. Sur les hauteurs de Reims. Je lui ai expliqué en deux mots les problèmes que tu me causais et ma mauvaise humeur. Le viticulteur a prononcé un mot que je ne connaissais pas. Oïdium. Il m'a dit de t'asperger de souffre. Alors, je t'ai aspergée de souffre. Avec un pulvérisateur qui ressemble à un lance-flamme. Bouillie bordelaise, produit à tête de mort, souffre. Tu es restée avare de raisins dorés. Oh, ma vigne. Ces dernières années, les seuls mots que je t'ai adressés furent des menaces. Je t'ai dit : « Si l'année prochaine tu ne donnes rien, je t'arracherai de la terre. Je replanterai une autre vigne, plus jeune, plus vigoureuse, plus généreuse. Te voilà prévenue. »
En ce début septembre, je marchais un peu par hasard et pour la première fois, jusqu'au potager de Francis. Je ne savais pas que Francis avait une vigne. Je la vois, là, au centre de son terrain. Une vigne formidable. Une vigne éclatante aux raisins vermeils gorgés de danses et de joies. Je lui ai parlé de toi, de tes raisins secs et pauvres. Moi, perdu devant toi. Toi, en bout de vie. J'ai demandé à Francis de venir te rendre visite. On a pris rendez-vous. Francis est venu, le lendemain matin, à l’heure dite. Il est entré sur le terrain. Les yeux curieux du moindre rayon de soleil. Il a passé les mains sur tes bois. Il a caressé ta peau rugueuse. Il a passé les mains sur tes feuilles. Il a glissé les yeux sur tes membres et sur l’invisible en toi. Ses mains de tailleur de pierre se sont montrées d'une immense douceur sur ton écorce. Francis m'a dit : « Ta vigne a mal ». Alors, Francis m'a montré le morceau de fer torsadé autour d’un de tes bois. Tu es étranglée. Il m'a expliqué ce bois lourd, fatigué, en souffrance, et qui aspire toute ton énergie. Tu es à bout de souffle. Il m'a montré ces tuiles disposées à ton pied et qui empêchent le soleil de te caresser, la lune de te raconter des histoires que les hommes et les femmes ne comprennent pas toujours mais qui sont essentielles. Tu étouffes. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Je te maltraite. Francis te caresse. Avec une tendresse inouïe. Il m'a dit que tu étais une vigne merveilleuse et pleine de promesses. Qu’il m’en offrait toutes les garanties. Ensuite, Francis m'a parlé de sève, de sarments, de bourgeons, de rameaux, d’entrecœur, de saisons, de grapillons, de regards. Dans le son de sa voix, j'ai cru qu'il me parlait d'amour. Il m’a dit : « Tu dois t’occuper de ta vigne. Je t'apprendrai... » Ma vigne, je n'ai pas pris soin de toi. Francis a promis de m'apprendre. J'ai lu dans ses yeux que c'était vrai. Il a sans doute lu dans mes yeux que j’étais prêt. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Cette année, nous allons prendre soin de toi. Caresser tes bois. Parler à tes rameaux. Écouter la sève qui coule en tes artères. T'aider à ne plus avoir mal. Je vais te regarder. T'écouter. Humer ton âme. Francis m'a dit que dans un an tu pourrais porter à nouveau des fruits gorgés de vie. Je le crois. Ce soir, j'ai honte de ce calvaire que je t'ai infligé. Dix ans de douleurs. Je n’ai pas compris ta détresse. Je souhaite que tes feuilles entendent encore les secrets chuchotés. Je souhaite que des mains de femmes, d’hommes et d’enfants continuent de se nourrir de toi. Je souhaite que les oiseaux, les bourdons et les rêves continuent de vivre en harmonie près de ton souffle. Ma vigne, puisses-tu me pardonner mes errances. Mon manque de tendre. Mon manque de sacré. Puisses-tu. Me pardonner.
Benoît Coppée
In Magazine Être Plus, Décembre 2020
L’homme heureux
L’homme heureux n’a qu’une chemise. Ma mère épluche les oignons sur la vieille table en bois qu’elle et mon père avaient récupérée sur une décharge. Je l’entends dire cette phrase, les mains rondes autour des légumes, dans le clair-obscur de l’été. L’homme heureux n’a qu’une chemise. Elle porte un tablier de cuisine. Ils avaient trouvé un trésor. Dans une décharge comme elles existaient, à l’époque, aux abords de chaque village en Espagne. Une table en bois. Un peu vermoulue. Il lui manquait un tiroir. Ils ont mis la table sur le toit de leur voiture. Ils l’ont accrochée de quelques bouts de ficelle et l’ont ramenée dans leur maison de la montagne. Ils l’ont nettoyée, désinfectée et cirée. C’était une jolie table ronde tout à fait ajustée à la pièce centrale. La table existe toujours. Elle accueille amours et amis. Elle accueille repas et discussions parfois tard dans la nuit. Elle accueille vins et alcools forts. Elle accueille jeux d’amours et jeux de cartes. On y refait le monde. La vie.
Je parle de cette maison, parce qu’elle se trouve dans une étendue de cailloux et de romarin, surveillée par les aigles et les vautours, dans un petit village, à mille miles de tout lieu chahuté. J’aime cette expression « mille miles ». C’est Antoine de Saint-Exupéry, je crois, qui l’utilise dans le Petit Prince. Soit. Lorsque je me rends dans cette maison, j’entre dans le silence. J’ouvre la lourde porte centenaire à deux battants. Elle grince. Je dépose mon bagage. J’ouvre les volets. J’ouvre les fenêtres. La lumière entre. J’ouvre l’eau. J’ouvre mon cœur. J’ouvre mon esprit. Je m’assieds sur la petit balcon. Je décapsule une bouteille d’Estrella, la bière locale que j’ai emportée de la vallée. Et je bois. Gorgée par gorgée. Les yeux vers l’horizon. Seul. J’entre dans l’Otium.
Dans la Rome Antique, lorsque les femmes et les hommes n’étaient pas à la guerre, lorsqu’ils ne travaillaient pas aux champs, il était parfois attendu qu’ils ne fassent rien. Ne rien faire. Rien. Méditer. L’Otium nous vient à pieds du fond des âges. Nous l’avons perdu en chemin. Questionner la vie. Interroger le sens. Boire une bière. Gorgée par gorgée. Sans parler. Regarder le bleu. Regarder la circulation du vent. L’Otium peut durer plusieurs jours.
C’est d’abord s’interroger sur le sacré d’un lieu puisqu’on s’y sent si bien. C’est parcourir du regard, des doigts, des paumes les murs, les pierres ocres, les tommettes meurtries, abimées, solides, les embrasures de fenêtres dont les bois anciens rejettent encore de la résine. C’est se raconter l’histoire des hommes et des femmes qui nous ont précédés. Ici, des couples ont fait l’amour. Ici, des enfants sont nés. Ici, des vieillards de cinquante ans sont morts. Couchés sur un lit de paille juste à côté de l’âtre. L’âtre, c’est respirer son odeur de suie. C’est écouter les ondes mystérieuses qui donnent à ce lieu une « âme ». C’est prendre le temps, un jour, deux jours, une semaine, d’interroger les marches d’escaliers, les poutres, la chaux, les flaques de soleil sur le sol, l’araignée, la mouche, le frelon. Entrer dans l’Otium, c’est respirer avec les pierres, avec la lumière, avec les siècles, avec la terre cuite, avec le bois. Avec les siècles passés. Avec les siècles à venir.
C’est prendre le temps de nettoyer une salade, quelques tomates, un rituel. C’est trancher des rondelles d’oignons doux sur une planche en bois. Calibrer les rondelles et les voir se délier en arcs-en-ciel blancs. Egrener un peu de sel. Zébrer d’un trait d’huile d’olive. Zébrer d’un trait de vinaigre balsamique. Manger. Goûter. Respirer. Toucher. Ecouter.
Pousser l’assiette un peu plus loin. Et, sans débarrasser la table, sans faire la vaisselle, prendre un cahier choisi, un stylo choisi. Et écrire. Parce que des mots viennent. Souverains.
Tout le monde peut écrire.
S’asseoir à la table du simple. Habillé. Torse nu. Nu. Ecrire. Un pied sous les fesses. On n’est jamais plus près de soi. Mettre de l’ordre dans son chaos. Organiser ses confusions. Déverrouiller sa poésie. Laisser voltiger les oiseaux de ses songes. Se dire à soi-même les chants de son cœur. Ecrire. Mettre des mots sur ce qu’on ne dit pas d’habitude. Explorer la face cachée de la Lune. N’être pas modeste du tout. Se dire que nos mots pourront changer le monde. Nous, d’abord. Le monde, ensuite. Peut-être. Une chanson peut changer le monde. Un texte peut changer le monde. Nous avons tous, en nous, une chanson ou un texte qui a changé notre vie. Pas modeste du tout et très humblement toujours, s’indigner, dévoiler, oser.
Ecrire l’intérieur de notre lieux de vie. Mettre des mots sur les émotions que recèlent les objets, les meubles et les bibelots. Il y a, dans ce petit bougeoir, une vie à raconter. Il y a, dans ce galet, un amour caché. Il y a, dans ce coquillage, un impossible deuil. Ecrire la façon de se lever, le matin, après une nuit de sommeil, de rêves ou d’insomnies. Écrire ses premiers pas dans le jour. Dans le jour de chaque jour. Ecrire la vitesse. Ecrire la répétition. Ecrire la robotique de nos corps. Oh, nos corps. Écrire le plaisir de nos corps, la façon dont nous le faisons jouir, à deux, seul, jamais, souvent. Ecrire nos intrigues amoureuses, ces relations secrètes, compliquées. Elles sont l’essentiel de nos vies. Écrire cette petite voix que l’on entend, parfois, au fond de soi et qui nous semble nous indiquer un chemin. Tenter de nommer comment elle nous vient, cette petite voix, et comment elle nous parle, cette petite voix. Cette petite voix, le centre de nous, notre sagesse, le divin en l’homme. Peu importe la manière de la nommer, cette petite voix. L’écouter frissonner. Frissonner comme frissonnent les feuilles d’un arbre au printemps.
Ecrire des textes pas trop longs. Une page ou deux dans un cahier d’écolier. Comme des aquarelles. Thème par thème. Emotion par émotion. Marcher à pas de femme et d’homme dans l’Otium, ce temps de rendez-vous avec soi-même.
Ecrire sur la vieille table en bois.
L’homme heureux n’a qu’une chemise.
Benoît Coppée (paru dans le magazine Etre Plus en septembre 2020)
Il nous faudra des Poètes. Un Poète par village. Un Poète par commune. Un Poète par cité. Un Poète par rue. Un Poète par cage d’escaliers. Un Poète. Cette femme ou cet homme capable de lire la pluie, le soleil, le brouillard ou la neige.
Le premier Poète que j’ai croisé dans ma vie, c’était un Sourcier. Les Sourciers ont le don de l’eau. D’une baguette de noisetier, ils peuvent lire les veines d’eau cachées sous nos pieds. Ils peuvent lire les rives, la direction du courant, le débit, la distance, la profondeur. Les Sourciers enserrent deux branches d’une baguette dans leurs paumes, à l’horizontale de la terre, à hauteur d’homme et de femme. Ils avancent. Lentement. Longuement. Ils plantent leurs pas dans l’herbe. Ils battent du pied sur le sentier. Ils interrogent l’invisible. Enfant, j’ai croisé un Sourcier. C’était un vieil homme. Il sentait le miel, la paille, le copeau de bois et la graisse de machine. Il avait l’âge de ceux qui n’ont plus rien à prouver. Il avait fait la guerre. Celle de Quarante. Alors. De sa poche, il a sorti un couteau en bois d’olivier. Il est allé au bout de la pâture. Près de la haie. Sans dire un mot. Comme un écrivain se retire. Il a taillé une baguette de coudrier. Une baguette en « Y ». Il a placé les deux branches en « V » de la baguette dans ses paumes dirigées vers le ciel. Il a arpenté la voûte terrestre. Soudain, la baguette s’est dirigée vers le sol. C’est parti aussi vite qu’une flèche. Le vieil homme a dit : « C’est ici ! » Enserrée entre ses poings fermés, la baguette s’est pliée et s’est cassée. Il a redit : « C’est ici ! » Et c’était là. La veine d’eau était là. Le Sourcier ne fait qu’un avec l’invisible, avec l’indicible. C’est un don.
Les Poètes ont un don. Les Poètes ont le don de lire dans ce qui n’existe pas encore. Ils nomment l’invisible et l’indicible. Ils sont les paratonnerres des vibrations humaines. Ils sont les transmetteurs des songes des uns et des autres. Il nous faudra des Poètes. Le Poète dit : « Un bruissement me traverse le cœur. Des mots me viennent, s’installent, cherchent un lieu d’aisance, de paix ou de révolte. Lorsque ces mots ont trouvé une place suffisamment belle, ma plume les dépose sur un papier. Je ne peux rien calculer. Je ne peux rien dompter. Je ne suis qu’un outil. Au bout du poème, lorsqu’un texte voyage dans l’espace et le temps, il se trouve des hommes et des femmes pour dire Vous avez mis des mots sur ce que je pensais. Alors, je me sens moins seul… »
Il nous faudra des Poètes. Des femmes et des hommes à qui l’on reconnaît le don de toucher l’expression de nos souffles souterrains, invisibles et indicibles. Il nous faudra des Poètes. Des hommes et des femmes qui connaissent le message de la salade, de la vague, de la montagne, de la pierre, du sable, de la marée, du marbre, des lunes, du miel, de l’eau, du paysage, des sommets enneigés, du silence, de la graine, du ballot de paille, du framboisier, de la chouette effraie, du coquillage, de l’aigle, de l’aspérule odorante, du chat, du regard, du toucher, de l’amour, du fossile, du thé que l’on boit dans le désert, de l’horizon, des étoiles, du dessin que forment les astres dans le ciel, de la voie lactée, du morceau de bois centenaire, des rosaces, des rituels, du sacré en l’homme, du sacré en dehors de l’homme, du galet, de l’herbe, de la cerise, du noyau de cerise, de la peau que l’on touche, de la peau que l’on retrouve, du frisson. Il nous faudra des Poètes. Dans chacun des lieux de nos vies. Des hommes et des femmes qui entendent les ondes qui bruissent dans le cœur du plus grand nombre.
Il nous faudra des Poètes. Pour porter l’hirondelle, la graine de blé ancien, la mirabelle et le frisson du cœur dans les Cénacles des Assemblées de tous les Pays. Il existe des experts en tout. Des experts en communication, en fiscalité, en comptabilité, en management, en stratégie… Et c’est bien. Il nous faudra aussi des Poètes. Pour porter l’expertise de l’Âme. Pour porter un fromage de chèvre au perchoir des Parlements et dire : « L’Humanité est dans ce petit fromage. Oui, dans ce petit fromage de rien du tout. Regardez, elle tient dans une paume, l’Humanité. Quelques grammes. C’est le fruit d’une sagesse qui nous vient à pieds du fond des âges, transmise par des femmes et des hommes aux mains fortes, aux mains vigoureuses et généreuses… »
On entend déjà le brouhaha qui pourrait parcourir les Assemblées. « Qui est cet expert ? Est-il bien raisonnable de comparer l’Humanité à un fromage de chèvre ? » Le Poète continuerait en disant : « Ce que nous savons de la Poésie consiste en beaucoup d’hypothèses et très peu de certitudes. Je ne sais pas s’il est raisonnable de dire que l’Humanité est contenue dans un fromage de chèvre. C’est une petite voix en moi qui dit cela. C’est un murmure, un bruissement, une fine dentelle de pensées… Je viens vous parler de l’Homme et de la Femme, des saisons, de la bergerie, de la paille, des pierres calcaires, des poutres de chêne, du chevreau, des veilles d’hiver, des prairies, des clochettes, du petit tabouret de bois, du vent, du soleil, du printemps, des sabots, du loup aussi, oh, le loup, de l’artisanat, de la patience, du bon, du beau, de la transmission, de la source, du torrent, de la diversité, du plaisir, de la main d’un père à son fils, de la main d’une mère à sa fille… Je viens vous parler du tendre. Je viens vous parler de la pointe du Laguiole qui découpe un petit morceau de fromage pour que nos lèvres l’accueillent et que nos langues le goûtent en fermant les yeux, en remerciant… »
Le Poète pourrait prendre le temps d’une réflexion et dire encore : « Je ne sais pas ce qui nous arrive d’oublier à ce point les choses simples. Je ne sais pas ce qui nous arrive d’oublier à ce point l’amour des belles choses. Comme s’il y avait trop de cravates, ici. Pas assez de mains calleuses… »
Il nous faudra des Poètes. Des femmes et des hommes qui, comme les Sourciers, dialoguent avec l’invisible, l’indicible et le portent au monde.
Benoît Coppée - Etre Plus Juin 2020 #318
Je suis un débutant qui essaye de bien faire.
Il s’agira d’inventer de nouvelles formes de spectacles. Des spectacles plus intimes. Devant une famille. Devant un groupe d’amis. Des spectacles sans grandes exigences techniques. Des spectacles de proximité. Des spectacles très mobiles. Des spectacles qui font revivre les troubadours et les batteurs de planche d’antan, ces femmes et ces hommes qui allaient de village en village. Parce qu’il faudra que nous nous y mettions toutes et tous, nous les gens, pour aider les artistes de chez nous à se relever. Ils payent un lourd tribut à la crise du COVID-19. Si nous voulons les aider, il ne faut pas attendre demain. Si nous voulons les aider, il s’agit d’inventer dès ce soir. Il s’agit de préparer le mois de juin et les mois d’été. De parler entre soi. Aussi, nous pourrions rêver de lecture d’un soir, chez les gens, en petits comités, par les auteurs de chez nous. Aussi, nous pourrions rêver de soirées chansons, unplugged, chez les gens, en petits comités, par des auteurs, compositeurs et artistes interprètes de chez nous. Aussi, nous pourrions rêver de soirées théâtre avec un ou deux comédiens, avec des décors minimalistes ou sans décor du tout, chez les gens, en petits comités, avec des acteurs de chez nous. Aussi, nous pourrions rêver de spectacles de rue, dans des jardins, chez les gens, en petits comités, avec des circassiens de chez nous. Ce ne serait pas gratuit, bien sûr. Ce serait même fort bien rémunéré par les gens qui accueillent. Pour marquer le coup. Pour marquer la solidarité. Les gens savent bien que les artistes confinés ont perdu beaucoup, énormément, et jusqu’à leur vie, parfois, durant ces mois de confinement. Moi, j’ai confiance dans les gens. Pour inventer. Pour accueillir. Pour célébrer. Le monde très compliqué peut être un monde très simple. Les artistes n’auraient qu’à dire qu’ils sont disponibles. Ils ont tous une page FB, les artistes. Les gens n’auraient qu’à faire leur choix. Ils ont tous une page FB, les gens. De partage en partage, ça pourrait s'épanouir très vite. Benoît Coppée - 26 mai 2020
Séance de travail en visioconférence pour "Les Aimables" série de livres pour enfants avec Nicolas Viot et Diane Drory - 18 mai 2020
Chaque texte que j’écris et que je publie, c’est nourri de ce sentiment pas modeste du tout qu’il pourra aider l’Humanité, un homme ou une femme, quelque part. Sinon, je ne me donnerais pas tout ce mal à oser ma plume, à oser mon âme, à oser ma sensibilité. Benoît Coppée
Je ne lis pas tous les journaux, bien sûr. Je n'écoute pas toutes les radios, bien sûr. Mais dans ce que je lis et ce que j'écoute, ce matin, aucune mention spéciale pour les infirmières et infirmiers dont, aujourd'hui, c'est la fête internationale. C'est un événement, ce silence. Un événement à lire comme les files devant IKEA, hier, premier jour de déconfinement progressif. Les infirmières et les infirmiers quand on parle d'elles ou d'eux au JT de RTL, en Belgique, elles ou ils ont juste droit à un prénom en bannière. C'est Xavier, c'est Benjamin, c'est Sofia, c'est Virginie. Tout le monde a droit à un prénom et un nom, mais pas les infirmières et les infirmiers. Le psychologue, oui. La maraîchère, oui. Le conducteur de bus, oui. L'institutrice, oui. La ministre, bien sûr, ça c'est normal sinon c'est un crime du protocole, oui. Mais pas les infirmières et les infirmiers. C'est Xavier, c'est Benjamin, c'est Sofia, c'est Virginie. Elles et ils s'en détournent. Elles et ils continuent leur travail. Elles et ils ont autre chose à faire, à agir, à réfléchir, à rajuster, à mettre en place. Elles et ils n’ont pas un service de communication blindé d’experts pour rédiger des réponses publiques bien coupantes et enjôleuses à la fois. Elles et ils construisent la Brigade des Nurses. A mille miles des misères humaines, les files sans masque devant les magasins de brol chinois ou de fringues à deux balles, elles et ils continuent d'œuvrer, de prendre soin, sans sourciller d'un cil depuis des semaines. Derrière leurs masques quand il y en a. Derrière leurs visières quand il y en a. Les conducteurs de bus menacent de faire grève si... Pas les infirmières et les infirmiers. Elles et ils bossent. Elles et ils soignent et voient mourir. Parfois les leurs, parfois leurs collègues, mais ça on en parlera plus tard, pour l’instant, c’est « tais-toi ». Elles et ils continuent sans sourciller d'un cil. Les yeux purs et loyaux. Les mains fortes et précises. La paume douce et tendre sur la main qui s’en va. Les infirmières et les infirmiers n'ont pas le droit de faire la grève. C'est pratique, cette interdiction inscrite dans la Loi. Ce matin, aucune mention spéciale pour les infirmières et infirmiers dont, aujourd'hui, c'est la fête internationale. John Lennon n'avait pas sa langue en poche. Le 4 novembre 1963 au Prince of Wales Theatre, devant la famille royale britannique, il a dit : « Pour notre prochain titre, est-ce que les gens installés dans les places les moins chères peuvent taper dans leurs mains ? Et tous les autres, agitez vos bijoux ! » De là à penser qu’à 20 heures, chaque soir, on agite les bijoux… Benoît Coppée - 12 mai 2020
Etre Plus Magazine, publie le texte "Ô, l'abeille" dans son numéro #317 de Mai 2020.
J'ai posté initialement ce texte sans titre sur ma page FB, le 21 avril.
En quelques heures, ce texte a rejoint le plus grand nombre.
Il continue sa belle vie.
Je suis heureux.
Benoît Coppée
Séance de travail en visioconférence pour "Les Aimables" série de livres pour enfants avec Nicolas Viot et Diane Drory - 29 avril 2020
Des files impressionnantes pour la réouverture des drives chez McDonald's. Annoncée lundi matin, la réouverture des drives-in de McDonald’s a eu lieu ce mardi à 11 heures. Je pensais naïvement que nous étions sortis de ce monde-là, de ce monde où le sucre qu'on biberonne au Peuple des Esclaves tue bien plus que le COVID-19. Je pensais naïvement que nous étions sortis de ce monde-là. Ce monde où, assis, le cul dans le siège d’une bagnole qui brûle du pétrole, on consomme du sucre qu'un autre Esclave, harnaché d’un casque et d’un micro, nous tend sans nous regarder en se tordant le cou. Je ne veux plus de ce monde. Je veux des trains couchettes. Je veux des potagers. Je veux des merveilles toutes simples. De la ciboulette. De la menthe. Des petits pois. Des poules et des œufs. Du pain qu'on fait soi-même avec des farines dont on sait qu'elles sont belles et bonnes. Je ne veux plus de ces avions qu’on prend comme on prend un bus. Je veux faire des ateliers confiture, couture, lecture. Je veux une recette de crêpes. Je veux un T-shirt, une chemise, un pantalon. Je veux marcher dans la forêt. Je veux faire des rituels qui rendent hommage aux saisons, aux solstices, ces choses qui nous dépassent et sur lesquelles nous n'avons aucun contrôle. Le sacré, il nous manque le sacré. La plante est sacrée. La petite fleur de ton jardin est sacrée. L'animal est sacré. L’escargot du fond de ton jardin est sacré. La vie est sacrée. Le ver de terre est sacré. L'abeille est sacrée. Ô, l’abeille. Nous aurions dû arrêter le monde illico -comme on l'arrête aujourd'hui- le jour précis où on a observé la chute de l'abeille. Je croirai dans le politique lorsqu’il annoncera que la priorité de l'Etat est de sauver les abeilles. Et qu'au départ de cette lutte, on reverra « tout ». C’est possible de « tout » revoir au départ de la protection d’une abeille. On reverra les circuits courts. On reverra les pesticides. On reverra la 5G. On reverra les valeurs du travail. On apprendra à nos enfants la beauté du travail de l’apiculteur. On reverra les fleurs, les arbres, l’eau. On apprendra à nos enfants à admirer, à respecter, à célébrer, à goûter, à discerner. Il y a autant de sortes de miels qu’il existe de fleurs. On apprendra la pollinisation. On reverra les valeurs de la solidarité. On reverra l'accueil des migrants. Un jour, j'ai tué une abeille, de peur qu'elle ne me pique. Un homme à côté de moi m'a dit : « C'est une abeille que tu viens de tuer… » Je garde de ce moment un très grand sentiment de honte. On reverra « tout ». C'est le respect qui nous manque. C’est l’apprentissage du beau qui nous manque. Viens, mon enfant, regarde l’abeille. Regarde la graine qui donne la plante. Viens, mon enfant, regarde la plante qui donne la graine. Regarde l’abeille. Ce sont des cours d'esthétique qui nous manquent. Ce sont des cours d’apiculture qui nous manquent. Des files impressionnantes pour la réouverture des drives chez McDonald's. Belgique - 21 avril sur la Planète Terre. J’espérais naïvement que nous étions sortis de ce monde-là. Benoît Coppée - 21 avril 2020
Chez Camus et Casarès
[Camus]
Mon Amour chéri, mon bel orage
Je rejoins Paris dans quelques pages
Je voudrais, t’avoir seule, sans le monde autour
Le long de la baie, pardessus, l’instant du retour
[Casarès]
Ô mon bel Amour, heures difficiles
Avignon, succès, planches fragiles
Et ton corps, et tes mains, et tes yeux profonds
Comme au téléphone, mon chéri, viens, je m’abandonne
S’inviter par erreur
Chez Camus et Casarès
Stylo, enveloppe, les mots se caressent
S’immiscer en douceur
Chez Casarès et Camus
Chapeau, cigarette, les mots se sont tus
Ils sont là, ils dansent
En correspondance
Là
[Camus]
Mon Amour chéri, la vie me glisse
J’arrive à Rio, la mer est lisse
Soutiens-moi, attends-moi, il faudra ronger
Un par un les jours, noir et blanc, les deux mois d’été
[Casarès]
Ô mon bel Amour, oh, me voici
Nous devons payer le paradis
Le gagner, le soigner, consommer nos rêves
C’est mon âme entière, eau de vie, au bord de mes lèvres
S’inviter par erreur
Chez Camus et Casarès
Stylo, enveloppe, les mots se caressent
S’immiscer en douceur
Chez Casarès et Camus
Chapeau, cigarette, les mots se sont tus
Ils sont là, ils dansent
En correspondance
Là
Les arbres défilent, Facel Vega
Petit Villeblevin, la roue, l’éclat
Le bitume, tourbillon, déchirée la gomme
Suspendu, coupé, manuscrit, du tout Premier Homme
Un ami, la nuit, s’en va cacher
Tous les mots d’Amour, tous les papiers
Les excès, les parfums, et du bout des doigts
La serviette noire, à soufflet, la tendre à Maria
Benoît Coppée - 19 Avril 2020
Je tourne et retourne en boucle devant mes yeux ahuris cette séquence où notre Première Ministre évoque les Artistes et leur difficulté de confinement. Nous en sommes donc toujours à penser, là-haut, que l’essentiel qui fait un Artiste est un « besoin et une envie de s’exprimer ». Allons. Les Artistes sont ceux qui sont capables de lire dans le futur. Les Artistes ont la grâce de mettre des mots, des images, des gestes, des mélodies, des formes sur ce qui bruisse dans l’âme du plus grand nombre. Les Artistes sont des entrepreneurs qui gèrent leurs entreprises et leurs métiers avec autant de soin, de stratégie, d’ingénierie, de méticulosité et de risque que le PDG d'une multinationale. Les Artistes travaillent leurs textes de chanson comme le boulanger travaille la pâte à pain, comme le professeur donne un cours, comme le mécanicien répare une voiture, comme le docteur opère un cœur, comme l’infirmière retourne un patient COVID-19 sur le ventre pour l’aider à respirer. Les Artistes soignent leurs œuvres aussi précisément qu’on soigne le mécanisme d’une fusée destinée à rejoindre l’espace avec cinq cosmonautes à bord. Les Artistes montent des chantiers colossaux, vertigineux, des immeubles de vingt-cinq étages, sans qu’on s’en rende compte, avec des grues invisibles, avec des équipes invisibles, avec des fondations invisibles, avec des matériaux invisibles, avec de l’âme. Ils donnent à la société leurs dons. Et leurs dons participent à la création du monde. Ce qui occupe les Artistes aujourd’hui, ce sont les centaines de milliers d’heures de travail qu’ils voient se dissoudre dans l’eau noire de tous leurs spectacles annulés. Ils perdent leur travail, ils voient leurs boîtes couler, ils voient s’effondre des années de travail, ils perdent des dizaines de milliers d’euros, des centaines de milliers d’euros. 2020 est perdu. Les Artistes sont en train de construire 2021, 2022, 2023 et plus loin. Ils bossent comme des fous pendant ce confinement. Ils travaillent à tenir les barres et gouvernails de leurs navires. Ils se réunissent. Ils font des Zoom. Des Go To Meeting. Des Jitsi. Ils pleurent parfois. Ils s’encouragent. Ils tentent de rester debout. Ils ont compris que la solidarité entre eux participera à leur redressement. Ils travaillent à l’international. Ils se réchauffent de pays en pays. Ils créent des ponts. Ils bossent comme ils n’ont jamais bossé. Jour et nuit. Le « besoin ou l’envie de s’exprimer » n’est pas du tout le problème du jour. Ils se battent pour vivre. Benoît Coppée - 18 avril 2020
Manuscrit de Chez Camus et Casarès la nuit du 17 avril 2020
Quand je travaille les mots, dans la nuit, j’ai l’impression d’être un chercheur en son laboratoire. Je traque et cherche le virus. Je travaille à débusquer ce qui empêche la clarté d’une phrase ou d’un mot lui-même. De ce virus, j’examine l’ADN, les séquences, les génomes. Quand une phrase ne brille pas, parce que des virus sont là et s’agitent sur la feuille, je cherche un traitement. J’essaye un traitement. Et puis un autre. Et puis encore un autre. Parfois, je me décourage. Parfois, je reprends espoir parce qu’une petite magie s’opère. Je connais une infime partie de l’Art. Je suis des millions d’artisans à travailler comme un chercheur en son laboratoire. A la recherche du beau. Benoît Coppée - 17 avril 2020
Je ferai des listes. Je prendrai ce temps. Avec un verre de vin. Avec un verre de thé à la menthe. Avec une tasse de café, du bon café, du vrai. Je retournerai un ballot de paille et je le glisserai à l’ombre d’un prunier. A toute occasion. Je ferai des listes. Avec mes semblables. Je parlerai. Oh, se parler. Je ferai voyager nos paroles aussi vite que peut se propager un virus. Je ferai des listes. Je ferai la liste de mes bras de fer personnels. Le plus consciencieusement du monde. Je ferai la liste des Lieux de Simples Choses. Où la permaculture fera le bras de fer avec l'industrie. La graine sacrée fera le bras de fer avec la graine castrée. La barque de chêne fera le bras de fer avec la croisière des mers. Le bruit de la grelinette fera le bras de fer avec le bruit de l'avion. Les livres de Camus feront le bras de fer avec les émissions vides. Une lettre manuscrite, oh la beauté de nos écritures plurielles, fera le bras de fer avec le Whatsapp uniforme. Le soin d’une lettre d’amour fera le bras de fer avec le manque de grâce. Le grain de café fera le bras de fer avec la dosette. Je ferai des listes. La liste de mes bras de fer. Oh, les bras de fer… Où le conseil presque amoureux du mécanicien de village fera le bras de fer à la désinvolte imprécision des généralistes des temples. La pierre calcaire des carrières de Meuse, difficile à tailler, difficile à poser, il faut des artisans, et si belle, fera le bras de fer avec les blocs agglomérés dégoulinants de colles torchées sans amour. Le marbre rose aux dessins merveilleux de Villefranche-de-Confluent fera le bras de fer aux plastiques dupliqués en millions d’exemplaires. Un week-end à la campagne, les bottes dans l’herbe, fera le bras de fer au city trip vertigineux. Je ferai des listes. Pour ne rien oublier. Comme quand on part en voyage. Benoît Coppée - 16 avril 2020
Les Lieux de Simples Choses
Tu te sens si solitaire
Unique à rêver
La seule âme sur la Terre
A réinventer
Les Lieux de Simples Choses
Un feu au fond de toi
Au fond toi
Un feu au fond de toi
Les Artistes et les Poètes
Invitent indécents
A goûter, à reconnaître
Sublimes, étonnants
Les Lieux de Simples Choses
Un livre entre les doigts
Entre les doigts
Un livre entre les doigts
Ce n’est pas une ivresse
Cette douce émotion
L’amour entier se dresse
C’est un nouveau frisson
C’est bon, c’est bon, c’est bon
Celles et ceux que l’on emmène
D’un geste important
Retrouver l’eau des fontaines
Seront les géants
Les Lieux de Simples Choses
Un ancien près de soi
Oui, près de soi
Un ancien près de soi
Les avions et les croisières
Nous, on n’y croit plus
On veut des bois, des fougères
Des sentiers perdus
Les Lieux de Simples Choses
Un enfant dans les bras
Oui, dans les bras
Un enfant dans les bras
Ce n’est pas une ivresse
Cette douce émotion
L’amour entier se dresse
C’est un nouveau frisson
C’est bon, c’est bon, c’est bon
Invitons à notre table
Quelques musiciens
Qu’ils égrènent irremplaçables
De l’or en chemin
Les Lieux de Simples Choses
Un violon sous le bras
Oui, sous le bras
Un violon sous le bras
Saisis le temps admirable
De te réjouir
Contre la peau d’un semblable
Parfois d’en jouir
Les Lieux de Simples Choses
Un corps entre tes bras
Entre tes bras
Un corps entre tes bras
Ce n’est pas une ivresse
Cette douce émotion
L’amour entier se dresse
C’est un nouveau frisson
C’est bon, c’est bon, c’est bon
Benoît Coppée - 5 Avril 2020
Je vois surgir d’un peu partout, des morceaux choisis d’Albert Camus. Ce n’est pas tant, je crois, qu’il ait écrit La Peste et qui nous sensibilise aujourd’hui. C’est que cet auteur est un auteur merveilleux. "Vous avez cru que tout pouvait se mettre en chiffres et en formules ! Mais dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose sauvage, les signes du ciel, les visages d'été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes ! [...] Au sein de vos plus apparentes victoires, vous voilà déjà vaincus, parce qu'il y a dans l'homme une force que vous ne réduirez pas, ignorante et victorieuse à tout jamais. C'est cette force qui va se lever et vous saurez alors que votre gloire était fumée." Albert Camus, L'Etat de Siège, 1948 - 5 avril 2020
Il nous faudra du lien. Du lien. Il nous faudra du cœur. Du cœur. Nous aurons traversé le temps d’avoir peur. Nous aurons traversé le temps de pleurer. Il nous faudra des moulins dont les roues tournent à nouveau dans les rivières. Il nous faudra des graines blé ancien. Il nous faudra des arbres sous lesquels s’asseoir et ne rien faire sinon se parler de tout, de rien, de la vie, des enfants, de l’amour, des anciens. Il nous faudra des pique-niques avec les enfants, les petits-enfants, au bord des chemins de cailloux blancs. A côté des coquelicots. A côté des pâquerettes. Assis dans l’herbe. Il nous faudra des petits pieds qui courent dans le sable. Il nous faudra des seaux rouges aux étoiles jaunes et des formes de toutes formes. Des châteaux de sable. Des coquillages. Il nous faudra des yeux et des pensées vers la mer. Il nous faudra des papas qui courent dans l’eau en riant. Il nous faudra des mamans qui frottent nos dos qui ont froid. Et nos petites jambes. Il nous faudra du vent. Il nous faudra du soleil. Il nous faudra des rires. Il nous faudra des amis qui courent vers nous. Benoît Coppée
A l’issue de la prochaine Assemblée Générale de la Sabam, ma société de gestion collective en Belgique, je transmettrai mon mandat d’administrateur et de vice-président du Conseil d’Administration. Je veux revenir pleinement à la poésie. A la liberté de la poésie. A sa grâce. Je veux pouvoir exprimer ce que ressent mon âme sans crainte que cette expression n’interfère. Le poète Pierre Coran m’a transmis son siège d’administrateur en 2009, il y a douze ans, en me cooptant à la place qu’il occupait. J’étais fier. J’étais responsable. J’ai mis, durant ces années, mon métier d’auteur, de romancier, de poète, entre parenthèses. Pierre Coran m’avait préparé à assumer cette fonction pendant quatre ans, dans le silence, dans la reconnaissance, dans une fraternité dirais-je. Durant mes mandats successifs, j’ai donné le meilleur de moi-même. Je chérissais déjà intimement et depuis longtemps un livre magnifique qui est l’un de mes livres préférés, une référence, un socle : « Mémorial de l’île Noire » de Pablo Neruda. Ce livre est physiquement loin de moi aujourd’hui. Il est dans les montagnes d’Espagne. Dans la très petite bibliothèque précieuse de mes montagnes préférées. De mémoire, dans l’un de ses poèmes, Pablo Neruda écrit que lorsqu’il est arrivé au sénat de son pays, c’est pour déposer -devant les hommes en cravate- la sueur, le sable, la houe des hommes et des femmes des montagnes. Avec ces beaux vers : « Ces gens qui souffrent qui sont-ils ? Je ne sais mais ce sont les miens. » J’ai toujours œuvré en ce sens. J’ai toujours cherché à être le représentant des hommes et des femmes des montagnes, la voix de ceux-là, le cœur de ceux-là, l’Artiste, l’âme du monde. J’ai œuvré à la Commission Artiste du SPF Finances pour défendre le Statut de l’Artiste, au Guichet des Arts pour construire une structure d’accueil aux Artistes, à l’association francAuteurs, à la Fédération proSpere, à l’Académie André Delvaux des Magritte du cinéma… Partout où j’ai mis les pieds, partout où je me suis assis, partout où j’ai défendu ce qu’il me semblait juste de défendre, devant mes pairs, devant les ministres, je n’ai eu qu’une seule idée en tête, une seule : être la voix de l’Artiste pour la protection de son Statut social, fiscal et sociétal. Je n’ai pas changé le monde. J’ai perdu des combats. J’ai gagné des combats. J’ai œuvré sans relâche. Dans un monde compliqué comme on l’imagine. J’ai fait ma part du colibri. Je transmettrai mon mandat dans quelques temps. Devant moi s’ouvre un demain, riche et lumineux. Et pour reprendre des vers de Neruda :
Il meurt lentement celui qui devient esclave de l'habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
ne se risque jamais à changer la couleur de ses vêtements
ou qui ne parle jamais à un inconnu.
Il meurt lentement celui qui évite la passion et son tourbillon d'émotions,
celles qui redonnent la lumière dans les yeux et réparent les cœurs blessés.
Benoît Coppée - 7 avril 2020
J’entends qu’on réfléchit à donner cours pendant les vacances de Pâques, qu’on réfléchit à donner cours pendant le mois de juillet. J’entends que « toutes les options seront étudiées ». J’ai l’impression de rêver. J’ai le sentiment qu’on n’a encore rien compris. J’ai le sentiment que le message que nous envoie le COVID-19 n’est pas suffisamment clair… L’Humanité est à bout de souffle, à bout de performance, à bout de défi, à bout de rendement. Elle a le dos en bouillie. Elle doit se reposer. Elle doit s’arrêter. Elle doit regarder pousser des salades, butiner des abeilles et filer la truite dans les rivières. Elle doit retourner des potagers. Elle doit soigner des vergers. Elle doit planter des graines et des arbres. Elle doit construire des feux de camp autour desquels raconter des contes, des histoires, des légendes, les épaules enveloppées d’une couverture chaude. Elle doit marcher à pas de papa et de maman sur des petits chemins de campagne, de village, de montagne. Elle doit prendre par la main. Elle doit expliquer les étoiles. Elle doit montrer les fleurs, le sable et le vent. Elle doit serrer dans ses bras les anciens qui auront survécu. Elle doit retrouver ses racines, ses rites, ses rituels, ses pays, ses poètes. Qu’on laisse les enfants et les élèves en paix. Ils ont l’âme fragile. L’Humanité aura besoin d’un temps de résilience. Les anciens devront prendre dans leurs bras. Pour rassurer. Pour aimer. Pour contenir. Nous sommes partis pour des mois, des années. Lorsque l’Humain a balancé une bombe sur Hiroshima, il a pris conscience de sa capacité de réduire la planète à un sac de farine. Il a fait marche arrière, l’Humain. Aujourd’hui, c’est pareil. On doit comprendre cela : notre Humanité est à bout de souffle. On doit faire marche arrière. J’entends qu’on réfléchit à donner cours pendant les vacances. J’ai l’impression de rêver. Benoît Coppée - 27 mars 2020
Je ne sais pas si j'ai envie de revenir dans ce monde. Dans ce monde des gens qui se promènent deux par cent comme dans un long week-end sans voiture. Dans ce monde des joggeurs qui crachent leurs morves à mes pieds. Dans ce monde des gens qui jettent à terre leurs gants de latex sur les parkings des grandes surfaces. Dans ce monde où l'on brise la vitre des voitures d'infirmières espérant y trouver quelques masques. Dans ce monde où une infirmière qui habite un bloc d'appartements est priée d'aller se loger ailleurs afin de ne pas ramener ici ce qu'elle pourrait choper là-bas. Dans ce monde où des gens volent beaucoup d'argent pour des masques que l'on ne verra jamais. Dans ce monde où les enjeux de pouvoirs continuent de faire la fête au-dessus de nos têtes. Dans ce monde où neuf ministres de la santé sont calfeutrés on ne sait où. Dans ce monde où l'on nous ment. Dans un monde où confinementosceptiques et confinementoconvaincus discutent du sexe des Anges et seront bientôt prêts pour un affrontement plus musclé. Dans ce monde qui gîte. Dans ce monde qui met genou à terre. Je ne sais pas si j'ai envie de revenir dans ce monde. Je suis bien dans ce silence. Je suis bien dans cette solitude. Je suis bien, loin des combats que je mène dans le monde des hommes. Je ne sais pas si j'ai envie de revenir dans ce monde. Dans ce tournis. Dans cette bêtise. Dans cette insolence. Dans cette misère. Oh, il y a des endroits du monde que j'adore. Oh, il y a des âmes que j'adore. Oh, bien sûr, il y a la poésie et les poètes. Je ne sais pas si j'ai encore envie de côtoyer autre chose que la poésie et ses poètes, l'âme des hommes et des femmes qui cherchent les couleurs du vent. Je ne sais pas si j'ai envie de revenir dans ce monde arrogant comme une sirène de police. J'ai envie de calme. J'ai envie de rien. J'ai envie de fleurs. J'ai envie d'une salade qui pousse. J'ai envie d'un mur qui se monte, d'un mortier qui se retourne, d'une pelle qui fait mal aux mains. J'ai envie d'un vol d'oiseaux dans le ciel, d'un éclair de soleil dans mes yeux, d'un mal de dos à la fin d'une journée de moissons. J'ai envie d'une tartine de miel. J'ai envie d'une tisane des fleurs de l'arbre au bout du chemin. J'ai envie des oeufs de mes poules. J'ai envie de moudre des grains de café dans un moulin à main. J'ai envie d'écrire des lettres avec un stylo. J'ai envie de coller un timbre sur une enveloppe. J'ai envie de transmettre aux poètes ce que d'autres poètes m'ont transmis. J'ai envie d'apprendre les plantes comestibles et les herbes médicinales. J'ai envie de prendre deux mois pour rejoindre à pieds les montagnes d'Espagne. J'ai envie de faire mon pain avec la farine blé ancien du Moulin de Fanny. Je ne sais pas si j'ai envie de revenir dans ce monde. Je suis bien dans le silence. Je suis bien dans cet isolement qui me protège de bien plus de choses que d'un virus. Je ne sais pas si j'ai envie de revenir dans ce monde. Mon coeur sera toujours ouvert à la poésie et aux poètes. Il se ferme doucement, sans bruit, à l'indécence. Avant de vouloir changer le monde, je vais changer mon monde. Je sais, dans cette révolution, que j'aurai plein d'amies et pleins d'amis. Benoît Coppée - 24 mars 2020
L’être humain me désespère. On ne prend pas ce problème à bras le corps. On se croit plus fort que lui. Nous avançons avec des semaines de retard. Des études démontrent que le COVID-19, même fragile, possède une durée de vie sur le sol, le plastique, l’inox, le carton, le métal, le cuivre, le verre, le bois, les vêtements… Qu’attend-t-on pour passer à la phase « désinfection » ? Désinfection de nos lieux de vie à nous, construction de « sas » entre le circuit « sale » (l’extérieur) et le circuit « propre » (l’intérieur) de nos habitations, invitations d’experts en hygiène hospitalière sur les plateaux de télévision pour expliquer comment -avec des moyens simples- on peut nettoyer et désinfecter des surfaces, comment on peut aménager un circuit « propre » et un circuit « sale » dans une habitation. On ne prend pas ce problème à bras le corps. On se croit plus fort que lui. Il y a le scandale des masques dont il faudra parler plus tard. Il y a le scandale de la passivité pédagogique dont il faudra aussi parler plus tard. Je défie quiconque de me dire que j’ai tort sur la question de la désinfection. Pour désinfecter une ambulance après le transfert d’un patient porteur de COVID-19, le personnel traite toute l’habitacle de soin avec trois fois la dose de désinfectant habituel. Pendant ce temps-là, nous, on nous demande de ne pas trop « flâner dans les parcs ce week-end », c’est la seule directive officielle de ce vendredi soir… On se retrouve lundi matin. Le Canada, en revanche, est très pertinent et proactif sur la question de la désinfection. Ici, je ne sais pas ce qu’on attend. Je ne sais vraiment pas. L’être humain me désespère. Benoît Coppée - 21 mars 2020
Lorsque je suis malade, j’ai pour habitude de questionner le message que m’envoie mon corps. Le langage de mon corps est souvent « en avance » sur ma vie et peut m’apparaître en pleine clarté « plus tard ». Comme si mon corps traduisait les phrases que mon âme éprouve des difficultés à nommer. Notre humanité est-elle en train de vivre le même phénomène ? Que viendrait nous dire ce Corona ? Que chercherait-il à nous signifier ? Quel monde nous obligerait-il à revoir ? Quelle injonction psychique viendrait-il nous sommer de prendre en compte ? Le Corona nous fait mettre genou à terre. Nous avons bien du mal à œuvrer en ce bras de fer. Il nous dépasse. Ma poésie me dit qu’il est nécessaire d’écouter le message que nous envoie le Corona. Comme s’il y avait une sagesse là-dedans. Il nous envoie un électrochoc rude, sans concession, qui obligera notre humanité à se reposer, à prendre soin d’elle, à interroger sa façon de vivre, ses comportements, sa course. Un électrochoc. Violent comme les électrochocs. C’est ma poésie qui dit ça. Benoît Coppée - 15 mars 2020
Je n’ai pas encore trouvé les mots qu’il faut pour exprimer le fond de ma pensée s’agissant de ceux et celles qui, hier soir, sont sortis comme si c’était jour de fête, jour de Nouvel-An, cotillons et paillettes. Ce furent des comportements d’une idiotie noire. Ce furent des comportements meurtriers. Ce furent des comportement destructeurs. Certains jours, je ne comprends pas l’Homme et la Femme. Je ne comprends pas comment il est possible de faire publicité de ces comportement. Je ne comprends pas le sens que je dois donner à cette publicité qui m’explose au visage sous forme de photos sur ma page FB. Du personnel soignant est en train de se battre. Des Hommes et des Femmes sont en train de mourir. D’autres, ont fait la fête, continuant, en pleine conscience, de faire se propager le virus. Si on compare cette totale évidence aux nombreux dossiers sensibles qui nous préoccupent autour de la planète, il reste à l’Humanité que nous sommes un immense et long chemin à parcourir. Benoît Coppée - 14 mars 2020
Une catégorie professionnelle qui sera très lourdement impactée par les mesures nécessaires prises pour lutter contre le Corona seront les Artistes de la scène. Comédiens, circassiens, chanteurs, musiciens… Certaines et certains jouaient leur vie et des années de travail, dans des festivals, sur des scènes belges ou françaises, moments préparés, espérés et attendus depuis des mois voire des années. A l’instant d’écrire ces mots, j’entends qu’au Québec c’est pareil et que les artistes sont, là-bas aussi, en état d’urgence… Je veux adresser à chacune et chacun l’expression de ma grande douleur d’entendre et de lire vos colères, vos rages, vos tristesses, vos peurs. C’est le temps de la vraie solidarité, maintenant. C’est le temps de se dire que ce qui ne pourra pas être dans les prochaines semaines doit déjà se préparer, au cœur à cœur, pour « juste après ». Créer des liens. Inventer les reports. S’organiser pour cela. A nous, public, alors, plus tard, lorsque les mesures seront levées, de consommer, en ces temps-là, plus de culture et d’humanité que jamais. Benoît Coppée - 13 mars 2020