Les Stabilo’s de Luz

 

 

Sur le papier Van Gogh The pleasure of painting, en haut, à droite, une main dessine un arc-en-ciel.

 

Luz ferme les yeux. Elle ne voit que de belles images. C’est l’été. Il fait chaud, il fait doux. C’est Noël. Il fait chaud, il fait doux. C’est le jour de son anniversaire. Il fait chaud, il fait doux. C’est l’angine de février. Il fait chaud, il fait doux. C’est le camp guide avec Tamarin, Nyala, Jabiru et la petite Julie qui, l’an prochain, recevra son totem. Il fait chaud, il fait doux. L’enfance, ça ressemble au bonheur. L’enfance, c’est rond, rose et sucré. L’enfance, ça ressemble à une carte postale de soleil. Luz se nourrit de toutes ses étoiles orange et rouges. Sauf que…

 

Sur le papier Van Gogh The pleasure of painting, en haut, à droite, une main dessine un arc-en-ciel.

 

Luz ouvre les yeux. Dans le fond du jardin, son papa démonte l’appentis. Pièce par pièce. Les pierres s’entassent, pêle-mêle. Les petites poutres de bois s’effritent, s’entrechoquent et s’entremêlent. Avec les coups de marteau et de scie, l’enfance de Luz s’en va. L’enfance de Luz s’envole, s’étiole, s’évanouit. Sa cabane... On devrait ne jamais perdre sa cabane d’enfance.

 

-Papa, tu es certain de devoir démonter ma cabane ?

 

Le papa de Luz travaille dans une usine de pneus. En bordure de la ville. Au bout du canal. Son papa est-il le chef de l’usine rouge 203/315 et noir 203/750 ? Est-il celui qui a inventé la formule magique pour fabriquer les plus beaux pneus du monde ? Est-il celui qui inscrit, à la craie grasse, la destination des pneus après leur fabrication ? Ou bien, est-il celui qui ajuste les bouchons sur les pipettes des chambres à air ? Luz ne sait pas. Luz sait peu de choses du métier de son papa. Luz sait peu de choses de son papa tout court.

 

-Papa…

 

Luz n’ose pas parler à son papa. Pourtant, son papa est un papa comme beaucoup de papas. Un papa qui l’a conduite à la crèche lorsqu’elle était petite. Chez Madame Caroline. Un papa qui lui a appris à marcher. Un papa qui a noué les lacets de ses premières chaussures. Un papa qui lui a appris à rouler en vélo. Un papa qui lui a confectionné des déguisements de Carnaval. La petite souris. Zorro. Peter Pan. Un papa qui lui a expliqué les calculs, les centilitres, les hectolitres, les grammes, les décigrammes et, un peu plus loin, le latin : Roma caput mundi. Un papa qui est allé avec elle à l’hôpital pour ses fractures du radius, du cubitus et son opération des amygdales. Un papa qui l’a emmenée au Quick, manger des Magic Box. Un papa qui lui a donné des bains. Un papa qui lui a fait des shampoings anti-poux. Un papa qui a mis du mercurochrome sur ses cratères de varicelle. Un papa.

 

Luz n’ose pas parler à son papa.

 

-Papa…

 

(...)

 

Ó Benoît Coppée, Les Stabylo’s de Luz, Editions SGLL, Bruxelles, 2010.

 

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Et le ciel est bleu

 

 

« Papa, je t’écris du Liban.

 

Je suis descendue à l’hôtel Napoli. En plein ventre de Beyrouth. Et le ciel est bleu. Le chauffeur de taxi qui m’a embarquée à l’aéroport m’a confirmé qu’hier encore le Hezbollah maintenait sa pression sur le Premier ministre… Oh… Papa, pourquoi te parler de ces choses qui ne te concernent pas ? Beyrouth… Je n’avais jamais cru que j’y mettrais les pieds. Pour quoi faire ? Pour quoi entendre ? Pour quoi voir ? Pour quoi dire ? Papa, je t’écris sur des feuillets au sigle de l’hôtel. Mes mots sont désordonnés. J’ai laissé Lionel à Bruxelles. Avec cent questions. Et je suis partie avec les miennes. Cent questions. Et c’est très dur. Et le ciel est bleu. Et merde. Et je pleure. Tu vois, ce Liban qui se déchire, se renoue et se re-déchire, ce Liban qui se détruit, se relève et se re-détruit, ce Liban de la honte et de la fierté, ce Liban toupie qui tourne vers la mort et puis vers la vie et puis vers la mort, ce Liban courage, ce Liban rage, ce Liban qui pulvérise le cœur de ses hommes forts et de ses femmes belles, ce Liban dans la gueule du loup, loup lui-même, ce Liban dans le nœud des violences, dans le noyau des ambivalences, ce Liban, c’est moi.

 

(...)

 

Ó Benoît Coppée, Et le ciel est bleu…Et le monde regarde, Collectif Liban, Ed du Cerisier, 2007

 

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Sarah est partie !

 

 

Sarah est partie. Elle a pris ma tête entre ses mains. Elle a posé son visage contre mon visage. Elle a serré ma tête contre son cou. Elle a frôlé son regard contre mes yeux. Ensuite, Sarah est partie. Mais juste avant de partir, elle a dit :

 

-Et tous ces camions…

 

Elle a pris son sac. Elle est descendue de ma voiture bleue. Elle a rejoint sa voiture verte. Sarah est partie.

 

-Tu pars, hein !?

-Et tous ces camions…

 

Je voulais l’embrasser sur ses lèvres comme d’habitude. Mais je sentais bien que Sarah dessinait des petits mouvements pour éviter que je la touche trop longtemps.

 

-Tu pars, hein !?

-Mais non, tu vois bien que je ne pars pas… Je suis là…

-Tu pars, hein !?

 

Ensuite Sarah a dit :

 

-Et tous ces camions…

 

Et juste après elle est partie. Elle a pris son sac. Elle est descendue de ma voiture bleue. Elle a rejoint sa voiture verte. Sarah est partie. Je n’y comprends rien. Sur le bord de l’autoroute, je regarde Sarah monter dans sa voiture. Aire de repos. Bierges. 21:55. Il fait tout noir. Solution A, Sarah est partie. Solution B, Sarah fait semblant de partir. Solution C, pas de solution C. Je dispose d’une seconde pour comprendre et pour réagir. Sarah ferme la porte de sa voiture. Elle allume le moteur. Sarah est partie. Je ne bouge pas. Je me dis qu’elle va descendre de sa voiture. Qu’elle va revenir. Parler encore un peu. Mais non. La voiture verte de Sarah s’avance sur l’aire de repos. Bierges. 21:55. Doucement. Il fait tout noir. Les phares de sa voiture éclairent très loin.

 

(...)

 

© Benoît Coppée, Sarah est partie !, Editions Chouette Province, 2005.

 

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Quand le vent se lève, il faut tenter de vivre

 

(…)

 

-Je déclare que nous ne sommes pas prêts à mourir demain. A tous, il nous reste trop de choses à comprendre et à accomplir. Briquet, Bracq, Lafuite et Perdu, faites vos bardas, remplissez vos gourdes, écrivez une dernière phrase anonyme sur le sol, adressez une dernière prière au ciel et aux étoiles, préparez-vous, guerriers, nous désertons ! Nous allons d’abord vivre jusqu’au bout nos plus grands désirs ! Merde aux sept oiseaux de l’Apocalypse ! Nous les tuerons plus tard ! Tout déserteur sert pour l’assaut suivant ! Je me porte garant de cette désertion, j’assume tout et en tous lieux, parce que je sais que votre cœur est bon ! Dans vos phrases, je n’ai rien entendu qui me fasse peur et que je puisse considérer comme interdit ! Allons. Perdu, tu vas séduire une femme et lui faire l’amour, le vrai, le rouge, le beau ! Briquet, tu vas tromper ta femme et devenir un homme libre d’être un homme ! Lafuite, tu vas te libérer de tes drogues pour apprendre à n’aimer qu’une seule femme ! Bracq, tu vas dire à cette femme délaissée que tu l’aimes ! Et moi, je vais hurler sur une femme ! Voilà ! Quant à la petite Lola, nous la porterons à tour de rôle sur nos épaules. Compris ?

 

Un missile, encore un, à colorié le ciel des sept couleurs de l’arc-en-ciel. A moins que ce ne soit l’aube qui déjà se lève, apporte ses kyrielles de brillance et de joies profondes. Oui, c’est l’aube, parce que nos quatre soldats, leur chef et la petit Lola marchent au sommet de la colline. On voit leurs ombres devenues couleurs s’illuminer peu à peu dans le froid d’un tout nouveau matin. Personne, jamais, ne connaît son papa. Connaître, ça veut dire passer derrière les yeux et toucher le mystère. Dans une vie, on croise le mystère de beaucoup de monde, sauf le mystère de son papa.

 

© Benoît Coppée, Quand le vent se lève, il faut tenter de vivre, inédit, 2010.

 

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Clara pourra dire

 

Je vais tout raconter, je jure. C’était pas pour traiter, style je vole puis j’humilie et tout. Non. Clara pourra dire. C’est Matthias.

-Il est temps que tu connaisses l’odeur, il a dit Matthias.

C’était comme une mission dans sa voix. J’ai compris, l’odeur. Depuis longtemps les autres savaient que je matais Clara. Que je déposais mes yeux pour la caresser juste, de loin, son pantalon, ses bras et tout. Et que ça tournait. Un jour, je l’ai attendue près de la station Brel. Je devenais ouf.  C’était en été. J’étais dans la lumière où elle se dépose sur les briques. J’ai attendu. Clara revenait de l’école avec ses cheveux et ses mains, son tee-shirt et sa vie. Elle avait une jupe genre jolie qui rend les jambes très fines. Clara, je savais bien que c’était pas un plan juste pour me frotter. Que c’était beaucoup plus, genre une meuf de sa vie, s’arrimer. Celle qu’on veut avoir des enfants avec pour oublier le malheur. Alors, j’avais décidé d’avancer sans rien abîmer. C’est pour ça que Clara et moi on a mis du temps à se toucher. Avant la station Brel, on s’étaient matés juste dans les yeux, cent fois peut-être. La station Brel, c’était un jeudi. Tout a commencé là. Je me suis approché de Clara.

-Moi, c’est Bilal, j’ai dit.

Et je lui ai tendu l’enveloppe. Dans l’enveloppe j’avais mis un poème. Je l’avais recopié dans un livre de Matthias.

-Ecris-lui ce poème, il avait dit Matthias.

J’avais recommencé trois fois. J’avais chouré du papier à ma sœur, dans sa chambre. Le poème parlait que les hommes devaient accueillir les femmes. Que c’était beau les regarder comme des princesses. Laçui qui avait écrit le poème parlait aussi qu’on pouvait se noyer dans des yeux profonds et ne plus voir que ces yeux-là. Clara avait rien remercié. Elle avait juste glissé l’enveloppe dans son sac.

-A bientôt, elle avait dit.

J’étais fier. Elle marchait avec le papier que j’avais écrit, dans son sac, je jure. Elle a quitté la lumière de la station Brel. Elle est allée dans l’ombre, sous les arbres. Je pouvais pas bouger. J’étais heureux. Je suis rentré dans ma piaule et là j’ai commencé à avoir peur. Parce que je  connaissais pas l’odeur. J’ai compris que mater c’était facile. Mais l’odeur… Jamais j’ai osé parler de ma peur à Matthias. Il m’aurait traité. Depuis le poème, Clara se tenait loin. Je pensais qu’elle allait venir, remercier, allumer ses joues, mais non. Contraire. J’ai souffert à me demander si j’avais foiré ou quelque chose. Ou qu’elle avait pas compris le poème.

 

(...)

 

© Benoît Coppée, Clara pourra dire, Chouette Province, 2004.

 

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La passerelle

 

 

Dans le cœur de Christina, nagent des poissons bleu marine et jaune surprenant, des doutes, des pleurs, des solitudes et mille hippocampes mauves déroulés points d’interrogation. Depuis trop longtemps. Il est temps qu’une clarté vienne. Allons, marchons vers cette clarté !

 

Choisie en ses teintes innombrables, ce matin, la lumière de Bruxelles s’est échappée turquoise. Christina n’en croit ni ses yeux, ni l’ovale de sa bouche, ni rien, car sous ses pieds, rue de l’Annonciation, cette lumière turquoise file sur le trottoir, engloutit la bordure, lèche le bitume, traverse la rue et se perd là, vers le petit parc, place de la Liberté. Cette lumière, assurément, dessine un chemin. Le Destin, en ce matin clair, semble tendre une main vers Christina et dire à la femme : Cette lumière turquoise est pour toi, Christina. Rien que pour toi. Parce qu’aujourd’hui est un grand jour.

 

Alors, plouf, sac à dos jaune, joli mascara juste au bout des cils, Christina, courageuse et limpide, plonge dans la lumière turquoise. Christina marche comme on danse, vanesse effleurant le lilas. Dans ses poings serrés on devine ces mots qui préoccupent tous les humains de la Terre : Je rêve d’un amour. Un amour léger. Il me ferait oublier que, si souvent, j’ai mal au ventre et que, si souvent, je me sens au centre d’un carrefour dont, décidément, je ne connais pas l’issue.

 

Aux limites de la lumière turquoise, dans le petit parc, c’est un colis. Un seul prénom bouleverse une vie, un seul. Sur le colis une main forte a écrit : Christina. Voilà, un seul prénom. Et la vie de Christina est bouleversée. Alors, c’est déjà le tremblement au bout des doigts, l’énigme de demain. Christina ouvre le colis. Enfin elle essaie… Parce que ses pupilles se débattent nageuses affolées surprises par le froid. Le papier collant est trop tenace. Ah, voilà. Christina peut ouvrir le colis. Ouf. L’histoire va commencer.

 

J’ai cinq ans, Christina. Parce que je te trouve jolie.

 

(...)

 

Ó Benoît Coppée, La passerelle, La Libre Belgique, 2003.

 

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Les blessures inutiles

 

 

Lionel connaît la prison. Il a vécu ces endroits, de l’enfance à l’âge des adultes. Les galaxies de six mètres carrés. Les firmaments d’un mur. En même temps que d’autres enfants. En même temps que d’autres adultes. Côte à côte, Lionel, millionième station le long de l’autoroute de l’oubli.

Lionel, les odeurs de la prison, elles sont restées gravées dans ses yeux. Ce sont des odeurs d’oreillers mille fois transmis de visage en visage. Odeurs d’oreillers. Pour ceux à qui il est utile de tout expliquer, on trouve ces odeurs tout contre les doudous d’enfance. Voici les odeurs de la prison tout entière. Des odeurs de nuits, pendant des années, à vivre tout seul, dégrafé de l’histoire des vivants, décroché du flux, absurde détail. L’autoroute de l’oubli. Lionel raconte ces choses qu’on a du mal à comprendre avec des aigles dans les yeux : dans la prison, tu restes un oiseau avec de grandes ailes, mais tu ne peux voler que contre ton corps. Et Lionel invite un silence. Tu es comme une mouche, dit-il, affolée, tremble-t-il, dans une boîte d’allumettes, bzzz, bzzz. Lorsqu’il parle de la boîte d’allumettes, Lionel éclaire des limites. Il allume surtout du non-sens derrière ses yeux. Parce que les limites réveillent toujours quelque chose — mais quoi ? — : une porte. Il y a toujours une porte, oui. Il y a toujours une porte, redit Lionel, l’homme aux trois colères dans chacun de ses poings. Mais cette porte est toujours une porte fermée. Là, dans la prison, il n’y a pas de poignée. Juste des rivets. Un tout petit hublot. Cette porte est une sentence. Cette porte est un attentat sans cesse possible. Une menace comme tous les avions du monde qui peuvent plonger, descendre du ciel et venir, pénétrer, déchirer, déchiqueter ton cœur en poussières d’étoiles. Cette porte, mille personnes en détiennent la clé. Peut-être dix mille. Peut-être cent mille personnes. Des millions de mains possèdent la clé de cette porte, mais face à elle, du côté où il n’y a pas de serrure, on est tellement seul. Tellement seul à attendre. Tellement seul à compter, numéroter, doser, surveiller les battements de son cœur unique. On regarde aussi, très souvent tu sais, les extrasystoles, ces pauses où l’on craint que le cœur ne s’arrête. On surveille l’instant où le sommeil va venir. On a si peur d’y plonger dans le sommeil. On redoute, en fait, d’oublier de respirer. Alors, on dort peu. Alors, on ne dort pas. Jamais. En prison. Et parfois, dans la nuit, on crie « Maman » ou « Papa ». Mais surtout « Maman ». Surtout ça. Tous les amis de Lionel pourront le dire. Avec Lionel, tout contre Lionel, la main dans la main de Lionel. Oui, dans la boîte d’allumettes, derrière la grande porte, tout seul, on crie, on étouffe, on beugle, on psalmodie « Maman, Maman, Maman… »

 

(...)

 

Ó Benoît Coppée, Le couloir de la mort, Collectif, Editions Memor, 2002.

 

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La lettre à Constance

 

 

Il s’est assis devant un bloc de feuilles blanches. D’une main lente et belle, à l’encre brune, il a tenté ses mots.

                                              

« Constance,

 

Combien de cigarettes me faudra-t-il pour arriver au terme de cette lettre ? Il m’en a fallu trente-cinq mille, déjà, avant de m’asseoir pour oser te parler : quatre ans !


A la vitesse du vent, je rembobine le film que je garde de toi. Le premier regard fut celui de la rue de la Violette. C’est ainsi que j’appelle cette rue qui descend le long de l’Ecole, côté « Humanités ». Tu portais un blouson de cuir noir et un foulard orange. Dans un landau, tu poussais un nouveau-né. Calfeutré sous ton bras, l’aîné s’était déposé sur ta taille. Je passais en voiture, avec mes filles. Tu as levé la tête. Premier regard. C’était l’alpha de la procession bleue. Ensuite, les images avancent. Une à une. Comme un livre que l’on feuillette où chaque regard provoqua en moi l’effet d’un verre de rhum. Tant le vertige était grand. Tant l’euphorie était vraie. Tant les brumes étaient longues à se dénouer, après de longues heures, après plusieurs jours, ou même jamais.


J’ai observé, au quotidien, tes gestes. Comme un homme épie une femme. J’ai noté la façon dont tu marches. La façon dont tu accompagnes tes enfants dans la grande bulle de l’Ecole. La façon dont tu enlèves leurs petits manteaux, dont tu enfiles leurs petits tabliers. La façon dont tu t’assieds à leurs côtés, douce à encourager leurs premiers dessins. Je t’ai vue tant de fois les enfanter.

 

J’ai observé tes silences, aussi. Quand tu semblais parler au ciel ou parler au mystère de la foule des parents, mystérieuse, au centre de la cour d’Ecole. Tu devais nager dans tes illustrations. Je l’ai compris plus tard. Je ne savais rien de toi. Rien.

 

(...)

 

Ó Benoît Coppée, Prix Fureur de Lire, 1999.

 

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La louve

 

 

Les premiers rayons pâles qui pénètrent une pièce racontent bien l’histoire des pépites d’or que chavire le vent paresseux : ça brille et ça flotte.

Cage brune qui sent la cire, l’atelier de papa reste le centre du monde. Maître des lieux, une image souple s’est garée, depuis plusieurs jours, sur l’armature d’un chevalet de bois : orange une femme aux longs cheveux jaunes, de dos, et rouge le ciel! Chloé, petite blonde, fait chanter l’osier du fauteuil à bascule. Sa robe lavande est celle des marelles qui volent. Vont, viennent ses yeux qui alignent aux patins les rigoles noires d’entre les lattes qui se perdent, là, plus loin, sous la plinthe. Limite horizontale du monde des songes. Ses yeux glissent et fixent l’ennui sur les pistes d’envol. Entre les lattes, dans le canyon, un petit oeil avance jusqu’à la truffe immense et brillante du chien qui dort. Dehors, la ville. Un grand boulevard pareil à tous les boulevards qui souffle quand il pleut, qui crisse quand il fait soleil.

Une ambulance arrive. Bleue, sa sirène titille le brouhaha des voitures. Le museau se soulève. Le petit oeil roule, projeté en arrière par le souffle des naseaux. Le chien bondit. Attention, je dessine au ralenti... C’est parti comme une fusée. Les pattes arrière, métalliques qui impriment toutes leurs forces et repoussent le plancher. La Terre a bougé. Oui, elle est descendue d’un centimètre! Les pattes avant qui fendent l’air. Un nageur qui s’élance du tremplin. Ça dessine des gros grains. La lumière distille des diamants de poussières qui explosent, s’éclatent et envahissent la pièce. Le chien a quitté le sol. Il vole. Sa gueule ouverte comme un nuage, trace, dans le ciel, devant le fauteuil une ombre immense. Plates, ses oreilles sont collées à la tête. Il étend les pattes avant. La sirène énerve les voitures. Elle se fait brûlante. Les ongles atterrissent. Boule, le foetus se plaque au sol. Pause. Une image où la langue flotte comme un drapeau lent. Moteur. Le chien rebondit. La fenêtre est haute. Ça monte vers la lumière. Une flèche qui accède à la base du rideau. La sirène est gigantesque.

 

(...)

 

 

Ó Benoît Coppée, La louve, Tant de chiens, Collectif, Editions Memor, 1998.